8 Juillet 2024
Emmanuelle de Boysson est une romancière, essayiste et journaliste, cofondatrice du prix de la Closerie des Lilas, un prix littéraire exclusivement féminin. Passionnée de littérature depuis son plus jeune âge, elle est une auteure prolifique et récompensée qui enchaîne les publications et qui participe en tant que membre de jury à plusieurs prix littéraires. L'écriture, c'est sa vie. Mais c'est le 7 février 2022, après deux nuits blanches consacrées à finaliser son livre June, qu'elle est victime chez elle d'une crise cardiaque dévastatrice. Fort heureusement, Anthony Palou (Anton dans le roman), son compagnon est présent lorsque cela se produit, et il aura tous les bons gestes, ceux qui sauvent. Après avoir appelé les secours, et appliqué un massage cardiaque pendant une trentaine de minutes, Emma (Emmanuelle de Boysson) est prise en charge et sauvée in extremis par le personnel de l'hôpital Cochin à Paris. S'ensuivent un coma provoqué d'une semaine et une rééducation complète qui vont non seulement la remettre sur pied, mais surtout, fait rarissime, sans la moindre séquelle. Ce que tout le monde ignore à ce moment-là, c'est qu'elle a vécu plusieurs expériences intimes très puissantes et transformatrices de mort imminente. Une fois rétablie, elle s'attelle à l'écriture d'un livre intitulé Un coup au cœur qui relate son parcours depuis la crise cardiaque jusqu'au rétablissement, son parcours de rééducation, et décrit ses expériences à la première personne. Son récit qui ne fait pas l'impasse sur la souffrance intense qu'elle a ressentie et qui ne présente pas ses EMI comme une expérience 100% positive est passionnant, vivant et respire le vrai. C'est la raison qui m'a poussé à la contacter pour solliciter un entretien, qu'elle m'a très gentiment accordé.
TélescoPages: Pourriez-vous détailler votre expérience de mort imminente de façon chronologique ?
Emmanuelle de Boysson: Dans ce que j'ai vécu, il y a deux expériences au bord de la mort: l'une pendant un coma provoqué en réanimation, et l'autre, qui s'est produite pendant que je ne respirais plus et que mon coeur s'était arrêté pendant trente minutes.
Pour l'expérience en réanimation, j'étais dans un piètre état. Médicalement, le foie et les reins étaient dégradés et j'avais les côtes cassées. Au bout de cinq jours, les médecins ont fait trois tentatives de réveil en baissant à chaque fois les sédatifs, et la troisième a marché. C'étaient des moments entre la vie et la mort. La première fois, c'était atroce, j'avais des nausées épouvantables et l'impression d'avoir un éléphant sur le ventre tellement j'avais mal. Je n'arrivais pas à respirer, je me sentais complètement écrasée. Et j'ai eu le sentiment de partir au fond des mers, vers les profondeurs, comme si j'y étais vraiment. J'éprouvais même un certain soulagement, que l'on pourrait assimiler à la pulsion de mort de Freud, un plaisir de tout abandonner, de tout lâcher, un ressenti très fort. Pour moi, c'était une délivrance que de descendre dans les fonds marins comme ça. Il y avait une partie de moi qui avait décidé d'abandonner la vie. Et depuis les profondeurs, j'ai quand même voulu relever la tête, et j'ai ressenti quelques regrets. Je me suis tout à coup aperçu que j'étais très très loin et je me suis dit qu'il fallait remonter vers la lumière, vers la clarté. Pour les autres, mais pas seulement. Il faut dire que je suis un peu claustrophobe et que j'ai du mal à supporter les plongées sous-marines ! J'ai ressenti un soulagement de remonter et de voir une sorte de boule rouge, qui est devenue pour moi le symbole du plaisir, de la douceur et de la chaleur.
J'ai une autre expérience très forte, une sortie de corps. J'ai vraiment eu l'impression de me promener dans une pièce tout à côté de ma chambre, à l'hôpital Cochin. C'était une salle de réunion et il y avait justement une vraie réunion entre un professeur de médecine, sa femme, et des collègues qui étaient là. Ils discutaient assez fort. J'y étais totalement, j'ai assisté à cette réunion. Et je me suis fait des réflexions très précises, je me souviens de ce qui s'est dit, de l'épouse du médecin qui était là, de la façon dont elle s'est comportée, des enfants. Ce n'était pas du tout un rêve, c'était à deux pas de ma chambre et c'était très précis. Je suis restée un moment là, ils me gênaient d'ailleurs à cause du bruit. Un peu plus tard, depuis un recoin d'où j'avais mon point de vue, j'ai pu voir le même professeur monter dans une chambre avec une belle infirmière kabyle. J'étais un peu choquée parce que je l'avais vu quelques minutes avant et il était maintenant avec une femme qu'il essayait visiblement de séduire. Par contre, elle n'avait pas vraiment envie d'aller plus loin et elle n'a pas cédé à ses désirs. Elle a réussi à le tenir.
Ensuite il y a eu cet horrible moment, cette sensation d'avoir une obligation, un diktat d'écrire avec des phrases qui roulaient dans mon crâne comme des trains lâchés à toute allure. Je me demandais s'il fallait vraiment que je prenne des notes, il fallait que je note tout ce qui était autour de moi, je me sentais obligée d'écrire. Or j'étais attachée, j'étais en réa, intubée et c'était impossible. Un enfer, ces moments-là ! En plus je me disais "Elles sont bien ces phrases, elles sont fantastiques !" Elles m'assaillaient sans arrêt. Ça a duré très longtemps pour moi, je ne peux pas dire combien de temps mais ça m'a paru être une éternité. Un supplice. Je me disais que tout allait m'échapper, que je ne me souviendrais plus du tout de ce qui s'était passé. J'imaginais que j'avais un magnéto mais je n'avais rien du tout.
Puis j'ai eu la quatrième expérience où j'ai vu en étant en hauteur mon père sur les sommets des Vosges, tel qu'il était avec son bonnet afghan, habillé comme il était d'habitude. Il avait l'air assez heureux. C'était une image de lui familière, rassurante, forte et assez merveilleuse. Plus loin, il y avait ma mère et ma grand-mère, qui pourtant ne marchait pas beaucoup. A un moment, j'ai eu la sensation que si j'allais vers eux, si j'allais trop loin, je n'arriverais pas à revenir, qu'il ne fallait pas que je dépasse une certaine limite au-delà de laquelle ce serait irréversible.
Ce sont les expériences que j'ai décrites de façon un peu romancée dans mon livre, mais quand même très proche de la réalité.
TP: Ce sont les expériences qui correspondent en effet à la période de coma. Mais il y a aussi une grande EMI un peu plus transcendantale, transmatérielle, qui démarre dans le couloir d'une villa.
EdB: Cette expérience-là est la plus forte pour moi, celle qui me hante, me guide aujourd'hui, qui m'a transformée et qui m'indique un chemin de sagesse, d'amour, qui donne un sens à ma vie aujourd'hui. Quand je suis morte, j'ai dit à Anthony que j'allais mourir, mais je n'étais plus vraiment présente, même si je parlais et que je lui ai dit beaucoup de choses. J'étais là, mais je ne me souviens plus de ce qui s'est passé depuis environ deux heures avant l'arrêt cardiaque. Juste après lui avoir dit que j'allais mourir, il y a eu un dernier souffle mais la sensation que j'ai et qui est très forte, c'est que la mort ne me fait plus peur du tout. Ce n'est rien, comme si l'on s'endort. Ce moment-là ne fait pas souffrir. La souffrance vient avant. Je pense qu'il y a un phénomène de protection naturelle, une forme d'anesthésie puisqu'on est quand même conscient. J'ai eu la sensation très forte d'avoir ouvert une porte de côté (une porte que j'ai vue et que j'ai ouverte tout de suite) comme si j'allais dans la pièce d'à côté. Je n'ai pas du tout fait un voyage (très) lointain. J'ai plutôt l'impression qu'on a la mort en nous, ou tout près de nous. On l'a dans nos cellules, on la connaît, on vit avec elle et tout à coup, elle se manifeste. elle est là.
Je suis donc rentrée dans ce petit couloir au bout duquel j'ai vu cette lumière, ou plutôt cette espèce de buée blanche, absolument délicieuse, qui m'aveuglait, composée de ce que j'appelle des particules d'amour. Je ne voyais pas très bien où j'étais au début. C'était une buée douce, chaleureuse, vivante et tendre, avec un vent très léger. On s'y agite avec une sorte de délectation. Puis tout à coup, je me suis rendu compte que j'étais sur une espèce de terrasse. Il y avait un sol en marbre et de grandes arcades de pierre sculptées et ouvertes, comme on les voit dans certaines églises, qui donnent sur la nature, sur le ciel, et à travers lesquelles la nuée allait et venait, dansait. C'était extrêmement beau. Tout était ouvert. Derrière moi, il n'y avait pas de maison, rien d'autre. Est-ce que c'était un temple ? J'ai beaucoup cherché à reconstituer. En tous les cas, je savais très bien où j'étais, même si je n'y avais jamais été, je n'étais pas du tout dépaysée. J'étais très heureuse d'être là, je n'ai jamais éprouvé une telle joie ! C'était une joie incroyable, du genre de celles que l'on attend toute sa vie ! J'étais arrivée dans un lieu qui représentait pour moi le bonheur, la joie et la légèreté. Je me sentais en lévitation, je ne sentais plus mon corps et je me sentais très légère, en suspens. J'avais 17 ans, j'étais plus jeune, et je portais un vêtement en mousseline très doux, délicieux à porter. Je me suis mise à sautiller. Je savais très bien que je devais aller à un point précis, en diagonale de l'autre côté, que je n'étais pas là sans raison. Je devais sortir de cette terrasse où il n'y avait personne. Il y avait quand même une présence diffuse et j'avais un chemin à faire.
Donc je suis allée en dansant, en sautillant, avec une volupté totale, vers ce ponton qui ne se trouvait pas très loin à l'extérieur, et devant lequel il y avait une mer immense et blanche, cotonneuse, molletonneuse. Mais ce n'était pas vraiment un nuage et pas vraiment une mer. C'est une espèce de couvercle, dur et mou à la fois. Il y avait des gouttelettes d'eau, j'étais pieds nus et j'avais cette sensation très nette d'avoir les pieds dans l'eau, comme quand des petites vaguelettes clapotent sur les bords d'un ponton très bas. Il y avait de l'eau en dessous de ce couvercle, j'avais la sensation qu'à un moment, il se lèverait sur un spectacle incroyable, mais il fallait que j'attende. Et j'étais très heureuse d'attendre. Je suis restée là à observer le paysage qui s'est dégagé petit à petit dans cette blancheur immaculée et gigantesque. Je ne voyais plus très bien si le ciel et la mer se réunissaient. Il n'y avait pas de soleil, c'était une lumière très belle mais plus claire. Des images d'enfance me sont venues, mais ce n'était pas un bilan de ma vie, il n'y avait rien de rationnel. J'ai des images d'enfance qui me sont revenues. C'était une joie d'être dans un endroit où j'avais la sensation d'être terriblement aimée et où je savais que je devais y rester assez longtemps. Ça m'a d'ailleurs un peu inquiétée à un moment parce que je me suis dit que ça risquait d'être long, qu'il fallait que j'attende. J'ai eu un petit peu peur et j'ai voulu repartir. Une partie de moi a voulu revenir. J'essaie d'être la plus honnête possible dans ce que je raconte. Je savais qu'il fallait que je reparte, que ce n'était sans doute pas mon temps. Je me suis éloignée, j'ai vu ce ponton reculer, et j'ai vu des silhouettes au loin, vu des couleurs, senti des odeurs. Je pense que quelque chose d'extraordinaire se serait passé si j'étais restée mais je m'étais déjà éloignée. Je garde une certaine insatisfaction du fait d'être partie un peu trop tôt. Pour autant, je ne regrette pas parce que ma philosophie est que ma vie est bien plus forte que ce que j'ai vécu là-bas, même si c'était très beau. Je suis très attachée à la vie, encore plus qu'avant.
TP: Mais dans cet état de conscience là, vous parlez à un moment d'une sensation de vertige, comme si le lieu était situé très en hauteur. Et vous dites aussi que votre ennui venait sans doute du fait que vous n'aviez pas de stylo et pas de papier pour prendre des notes.
EdB: Non, je ne m'ennuyais pas parce que j'étais libérée de tout. Je n'avais besoin de rien. C'est comme si cet endroit était la quintessence de notre vie, une pure expérience de l'esprit parce que notre corps ne suit pas, ou alors un corps glorieux. Je n'avais plus besoin de choses matérielles. Il y avait une sensation très intense de beauté qui était à couper le souffle. Il y avait aussi l'amour et la joie. Et ce que je retiens de plus fort, c'était la joie, une joie d'enfant presque. L'enfant n'a besoin de rien, il joue avec rien. D'ailleurs, je renoue de plus en plus avec cette joie parce que c'est ça que j'ai touché du doigt là-bas. Comme si toute notre vie tendait vers le plaisir de retrouver nos sensations d'enfance, la capacité d'émerveillement qui nous est donnée, la capacité d'être heureux partout.
TP: Cela fait un peu penser à Antoine de Saint-Exupéry quand il explique que les adultes ont perdu cette capacité de voir le merveilleux.
EdB: C'est très juste.
TP: D'après vous, pourquoi vous êtes-vous retrouvée dans ce corps de jeune fille de 17 ans et pas dans à un autre âge de votre vie ?
EdB: Je crois que mes 17 ans étaient une période de ma vie extrêmement poétique. Je crois que j'étais, comme beaucoup de jeunes filles, très romantique, très portée sur Rimbaud, sur toute la poésie. Je lisais et m'en nourrissais beaucoup. J'étais capable de courir dans les herbes, heureuse de vivre. J'avais une impression d'éternité. J'étais grisée par la beauté de la poésie et de la nature.
TP: Et est-ce que quelque chose a changé à partir de 17 ans ?
EdB: Ah oui, il y a eu un certain nombre de désillusions ensuite dans ma vie, bien sûr ! Mes 17 ans étaient une période de grâce. Cette expérience, c'est comme si je renouais avec l'un des moments les plus heureux de ma vie. Après ça, je suis partie une année à Paris, où c'était beaucoup plus sérieux, beaucoup plus corseté. Lorsque j'étais en terminale et en hypokhâgne, j'étais très seule avec des cafards d'étudiante.
TP: C'est à ce moment que vous avez coupé avec l'enfance ?
EdB: Oui, j'ai coupé avec cette adolescence et cette poésie.
TP: Comment saviez-vous que vous aviez 17 ans durant cette expérience ?
EdB: La robe que je portais. C'est celle que j'appelle la "robe de mon premier bal". En Alsace où j'étais invitée, il y avait des soirées dansantes. Je l'avais dans ma petite chambre vieux rose, posée sur mon fauteuil crapaud. J'étais très romantique, je me prenais pour Natalia dans Guerre et paix, un personnage très romanesque.
TP: Et vous aviez un corps durant cette expérience ?
EdB: Oui, puisque je dansais. J'ai traversé en diagonale, en sautillant et en dansant. C'était grisant. J'avais la sensation d'être dans un lieu au plus haut des cieux.
TP: Comment s'est passé le retour à la réalité ? Est-ce que c'était une décision ?
EdB: Ce n'est pas rationnel. On est dans un autre registre de sensations qui sont plus fortes que la raison. Au bout d'un moment, je me suis dit que ça allait être un peu long. Il ne faut jamais oublier que ces expériences sont une projection de notre esprit, de notre âme, de notre conscience. On est dans un monde parallèle, inconnu, qui nous échappe totalement, où l'on a des sensations débridées, bien plus fortes et extrêmes que celles que l'on vit dans notre vie sur Terre et bien plus raisonnées.
TP: Vous n'avez rien connu dans votre vie de comparable à cette expérience ?
EdB: Si, j'ai vécu quelque chose de similaire quand j'avais 17 ans, ces courses dans la nature, ce bonheur de danser avec cette robe. Mais ce n'est pas aussi fort.
TP: Quand cette expérience de conscience s'est terminée, avez-vous eu une impression de continuité avec le premier réveil en réanimation ?
EdB: La continuité n'y était pas vraiment parce qu'en réanimation, la première sensation au réveil, c'est une douleur atroce. Le contraste était très fort. C'est un coup dur. Tout à coup, pour le corps, c'était insupportable.
TP: Les expériences que vous avez vécues durant la partie coma de votre séjour à l'hôpital me font penser à Philippe Labro. J'ai immédiatement pensé à La traversée en lisant à propos de ces visions qui donnent le sentiment d'une nature hallucinatoire de ces perceptions. Chez vous, il y avait une partie onirique comme cette plongée dans les profondeurs de l'océan, et qui était aussi porteuse de symbolisme. C'était un petit peu comme dans Le grand bleu avec ce choix final de rester avec les dauphins et d'aller au fond pour y rester.
EdB: Oh ce n'étaient pas des dauphins, c'étaient des animaux bien plus terrifiants ! Des monstres marins, des poulpes, ça devenait cauchemardesque.
TP: Vous avez choisi de remonter à la surface...
EdB: ... et ce ne fut pas facile, c'est un mauvais souvenir.
TP: Alors dans votre livre, il y a un épisode qui m'a particulièrement marqué, c'est celui où vous sortez de votre corps de façon assez naturelle et où vous avez conscience que vous pouviez traverser les murs, aller dans d'autres pièces. Vous avez alors la curiosité d'aller vous promener dans les pièces de l'hôpital. Est-ce que vous avez pu vérifier ce que vous avez vu ?
EdB: Je n'ai pas osé mais je devrais. Je retournerai en réa...
TP: Vous seriez capable de reconnaître les personnes, cette fameuse Shéhérazade et ce professeur ?
EdB: Oui, je pourrais les reconnaître. Ils sont très nets dans mon esprit. Je demanderai au professeur que je connais bien maintenant et qui est très bienveillant. Il me dira, je vais le faire.
TP: Quand vous êtes rentrée chez vous, quelles sont les premières personnes à qui vous avez parlé de votre expérience ?
EdB: Je pense que c'était Anton, mais pas tout de suite parce que, me concernant, j'avais deux objectifs. Le premier était de me rétablir. Je ne pouvais pas marcher, je suis restée un mois à la maison, je ne pouvais pas poser un pied devant l'autre. Il a fallu faire appel à un kiné, parce que pour monter trois marches, c'était toute une histoire. Et le deuxième, c'était de prouver à tout le monde que j'étais sans séquelles. Beaucoup de gens doutent comme je fais partie du faible pourcentage de personnes qui survivent à un accident cardiaque qui arrive à la maison. Sur 10 personnes qui ont une crise cardiaque, une seule personne arrive vivante à l'hôpital. Et sur 10 personnes qui arrivent à l'hôpital, seules 4 s'en sortent sans séquelles. Je suis vraiment une miraculée. Il y a vraiment beaucoup de personnes qui en meurent et en particulier beaucoup de femmes. Et il y a beaucoup de gens qui s'en sortent avec des séquelles et j'avais besoin de prouver que tout allait bien et que j'avais retrouvé ma mémoire. J'avais envie d'écrire alors peut-être que la première personne, c'était moi-même, puisque j'ai commencé à écrire sur des feuilles de papier dans mon lit, et avant d'en parler à Anthony, je l'ai écrit. J'ai écrit les sensations qui me venaient. Je ne pouvais pas ne pas le faire, même si j'étais très fatiguée. J'ai tous ces papiers d'ailleurs puisque j'ai tout écrit sur un manuscrit.
TP: Est-ce que vous avez eu le sentiment à un moment donné de toucher à la folie, ou d'être dans le doute par rapport à la nature de ce que vous avez vécu ? Ou bien est-ce que ça a toujours été évident pour vous qu'il s'agissait de quelque chose de réel ?
EdB: Au début, je n'avais pas du tout mis le mot EMI sur ce qui m'était arrivé. Ça n'avait rien à voir. J'avais des sensations qui me revenaient très fortes. Pourtant, je connaissais, c'est bizarre. J'avais lu des choses sans y attacher d'importance parce que je n'y croyais pas. La lumière au bout du tunnel, je savais que ça existait mais ce n'était pas pour moi. Je gardais mes sensations enfouies, je n'en parlais pas parce que c'était un peu mon jardin secret. Je parlais plus facilement de mes expériences dans le coma. Je les ai racontées assez vite à mes proches, à mes enfants qui ont été au courant très tôt. Et puis ensuite, celle-là, je l'évoquais mais sans entrer dans le détail, sans doute parce qu'elle était trop forte. Elle est revenue assez vite, mais c'était une expérience à propos de laquelle je pensais que l'on n'allait pas me croire.
TP: Est-ce que c'est la raison pour laquelle elle se trouve tout à la fin du livre ?
EdB: Non, c'est juste un travail éditorial. Je l'avais placée au tout début du livre mais mes éditrices m'ont recommandé de la placer tout à la fin.
TP: Alors justement, vous qui êtes écrivain depuis plusieurs dizaines d'années, comment est-ce que votre maison d'édition a accueilli ce livre témoignage qui n'est pas a priori dans la même veine que ce que vous avez fait jusqu'à présent ?
EdB: J'ai d'abord publié des romans autobiographiques. Le premier que je viens de relire s'appelle Le secret de ma mère. C'est un livre très intéressant pour moi, j'en avais les larmes aux yeux. Il est sorti aux Presses de la Renaissance en 2003. C'est le récit du moment où ma mère a eu un cancer jusqu'à sa mort. Je raconte en particulier ce jour où j'avais donné mon accord au médecin en partant du principe que j'étais contre l'acharnement thérapeutique. Je n'avais pas réalisé que j'avais donné un blanc-seing pour augmenter d'un seul coup la dose de morphine. Je n'avais pas du tout compris et le lendemain j'ai eu un choc en retournant la voir. Alors que la veille je lui parlais, je ne comprenais plus rien de ce qu'elle me disait. Je suis restée avec elle plusieurs heures et pour moi, ça a été atroce, en particulier quand elle est morte parce que nous n'avons pas pu être à côté d'elle. Donc c'est un livre très fort qui date de 2003 et qui montre que j'avais déjà commencé un travail de ce style. Ensuite, il y a eu Les années Solex, qui est un livre sur mon adolescence, et Que tout soit à la joie, chez Héloïse d'Ormesson, la suite où je dévoile un secret de famille avec mon grand-oncle, le Cardinal Daniélou, mort d'une crise cardiaque chez une prostituée.
Alors après avoir publié deux biographies de femmes qui m'ont beaucoup intéressée, Nathalie Clifford Barney dans Je ne vis que pour toi et June, la femme d'Henri Miller, j'ai proposé à ma nouvelle éditrice de Calmann-Lévy un livre sur une résistante, mais je lui ai aussi parlé de ce qu'il m'est arrivé. Et elle a été très accueillante, elle m'a tout de suite dit oui. Nous avions même un premier titre "Au-delà" que nous n'avons pas gardé par peur que ce titre soit interprété sur la thématique du spiritisme. J'ai travaillé assez rapidement puisque j'ai écrit Un coup au coeur en six mois. C'était une nécessité et je suis très heureuse de l'avoir fait. Un livre qui compte beaucoup pour moi.
TP: De fait, est-ce qu'il y a un avant et un après votre expérience ? Est-ce que votre système de valeurs et vos priorités ont évolué, et si c'est le cas, dans quelle direction?
EdB: Oui. Quand je vous disais tout à l'heure que cette expérience m'a métamorphosée, c'est peut-être excessif parce que je suis consciente que j'ai un long chemin à parcourir et que l'on ne se transforme pas d'un coup de baguette magique du jour au lendemain. Même après une expérience pareille. Mais "l'effet paradis" - j'aime bien cette expression - agit sur moi de façon quotidienne. J'ai changé mon rapport au temps d'abord. J'accorde une importance essentielle à chaque instant de nos vies, même celui qui pourrait paraître le plus ennuyeux. Comme un enfant. Un enfant ne s'ennuie jamais. Que ce soit dans le métro ou dans une salle d'attente, il joue tout de suite. Pour moi, ce que nous avons de plus précieux, c'est le temps. C'est un exercice assez difficile d'être présents, comme le disait Virginia Woolf qui cherchait beaucoup à écrire sur le temps, ne pas être dans le passé ni dans le futur, capter la sensation et la vivre vraiment, ne pas la fuir. Ensuite, c'est le rapport à la mort puisque je n'en ai plus peur.
TP: C'était le cas avant ?
EdB: Oui, avant, j'avais très peur de la mort. Et maintenant, je compare la mort à une jeune femme et j'ai pris conscience qu'elle était en nous et qu'elle nous accompagne, qu'il faut petit à petit s'y préparer, pour avoir donné et reçu assez d'amour au moment de partir, qu'il faut s'être réalisé, avoir accompli sa mission. Mon rapport aux autres a beaucoup changé. J'attache une très grande importance à l'amitié et à la transmission - j'ai des petits-enfants. Je suis capable de traverser Paris pour aller voir une amie. Je passe du temps dans des rencontres et actuellement, j'en ai beaucoup. C'est essentiel. Tous les êtres que je croise ont une valeur très forte. La création est très importante aussi. Chaque vie doit être accomplie selon ses désirs, et c'est encore plus évident chez un écrivain ou chez un artiste. Mon désir, c'est d'être une écrivain reconnue, qui essaie d'être au plus juste de ce qu'elle a envie d'écrire, à la recherche de la poésie. Ce n'est pas forcément d'écrire des histoires. Tout est dans la forme, dans le style. J'ai essayé d'aller vers une certaine grâce, de me laisser allez vers l'inspiration.
TP: Durant cette expérience, vous dites dans le livre que vous n'avez pas cultivé vos talents comme vous auriez dû le faire. Est-ce que c'est cela aussi qui a changé ? Est-ce que vous cultivez vos talents de façon beaucoup plus intense ?
EdB: Oui, en tous les cas, j'essaye. J'y tends, bien sûr.
TP: Et quel regard est-ce que vous portez sur les épreuves que vous avez traversées ? Vous aviez notamment évoqué dans une interview passée avoir été victime d'une agression sexuelle de la part d'un journaliste connu actuellement poursuivi pour de nombreux autres faits similaires. Comment voyez-vous cette épreuve-là et les autres épreuves difficiles que vous avez eu à traverser dans votre vie au regard de cette expérience ? Est-ce qu'il y a des leçons à tirer de ces expériences douloureuses ?
EdB: De chaque expérience, nous pouvons sortir grandis, même des douloureuses. J'en ai vécu même une à l'adolescence, puisque j'ai été victime d'une forme de viol à 14 ans au Maroc, par un maître-nageur, dont je n'ai pas beaucoup parlé pour l'instant. C'est quelque chose qui a fermé des portes dans ma vie, qui a fermé une jouissance, qui m'a beaucoup traumatisée. J'ai toujours pensé que nous pouvions et nous devions évoluer, malgré nos souffrances et les épreuves de nos vies, et j'ai fait un long travail de façon à arriver à un état d'apaisement. J'ai aussi perdu un bébé in utero, ce qui pour moi a été une renaissance justement. Les agressions sexuelles sont les plus difficiles à supporter parce qu'elles touchent à notre corps. Et notre pauvre corps parle, se défend comme il peut, et il s'ouvre moins après. Il devient méfiant et a des réflexes qui sont difficiles à dépasser. On peut y arriver mais ce sont des expériences qui restent et que l'on enfouit.
TP: Est-ce que vous établissez un lien entre ces agressions sexuelles et cette vision survenue pendant votre coma où vous avez assisté à ce qu'il convient de qualifier d'agression sexuelle de la part d'un professeur de médecine sur une infirmière ?
EdB: Alors il n'y a pas eu d'agression. Elle l'a très bien arrêté. C'est pour moi un modèle de femme forte qui résiste.
TP: Est-ce que ces agressions ont joué un rôle dans l'avènement du prix littéraire que vous avez co-créé ?
EdB: Non, nous avons créé ce prix littéraire en réaction au tout petit monde des prix littéraires, qui est vraiment restreint, et qui était composé d'écrivains-journalistes qui avaient l'habitude de se remettre des prix entre hommes, à des hommes par des hommes. Et nous avions aussi le sentiment que la littérature des femmes était dévalorisée. A l'époque, il y a une vingtaine d'années, je crois que c'était assez vrai. Nous entendions des réflexions dans ce petit milieu un peu machiste - il l'est un peu moins maintenant - de ces hommes assez indéracinables. Mais c'était la même chose dans les autres milieux artistiques, en peinture par exemple. Les hommes ont dominé en s'arrogeant tous les droits et tous les honneurs. Donc, nous avons essayé d'équilibrer les choses.
TP: Suite à votre expérience, est-ce que vous avez un autre rapport à l'écriture ?
EdB: Oui, maintenant, j'y ai réfléchi. Je suis dans une phase de création d'un nouveau livre. Je viens d'en terminer un, une histoire bien ficelée, celle d'une résistante qui est partie en mai 1943 en camp de concentration à l'âge de 16 ans, une communiste, devenue une résistante française, avec une mise en parallèle avec une histoire d'aujourd'hui. La maison d'édition l'a pris tout de suite. Le seul problème, c'est qu'il n'est plus dans la veine de ce que je veux écrire. On dira qu'il s'agit encore d'une histoire d'une femme inspirante, il y a matière à ce que les journalistes en parlent, mais ce n'est pas ce qui m'intéresse le plus aujourd'hui. Je suis donc face à une espèce de no man's land et je vais sans doute sonder le rapport aux mères dans la famille, mère, grand-mère, et le manque d'amour, depuis l'enfance.
TP: Comment définiriez-vous votre écriture maintenant ?
EdB: Plus poétique. J'écris à la main et j'essaye d'aller vers des phrases qui ont un rythme, une musicalité, d'essayer de toucher au plus près les sensations qui sont celles de notre nature humaine par des petites choses. C'est la quête de Proust, de Virginia Woolf, de beaucoup d'écrivains. Je m'inscris dans leur lignée, celle de ceux qui creusent notre part intime et mystérieuse, au lieu de raconter une histoire comme des conteurs.
TP: C'est quasiment une quête.
EdB: Oui, c'est une quête vers l'intime, notre part secrète. Je n'ai pas la prétention de dire que je fais des recherches de style mais pour moi, un véritable écrivain, c'est quelqu'un que l'on reconnaît entre tous parce qu'il n'écrit pas comme les autres. Quand nous cherchons à remettre un prix pour un roman, ce qui me plaît, c'est toujours le style. Ce qui fait la différence entre deux auteurs, c'est le style. On ne remet pas un prix pour une belle histoire.
TP: Est-ce que l'on peut dire que vous êtes plus vous-même, plus au coeur de votre vérité, de votre singularité ? C'est ce que l'on retrouve souvent dans les récits des expérienceurs. Suite à leur EMI, ils ont tendance à être, à oser être beaucoup plus eux-mêmes, ce qui n'est pas toujours évident. En travaillant un style, les écrivains sont peut-être dans une forme de travestissement. C'est un peu comme prendre l'accent parisien quand on est né à Toulouse.
EdB: C'est toujours intéressant de porter quelques masques. Il ne s'agit pas de dévoiler sa vérité comme ça, de but en blanc. Il s'agit plutôt de la laisser deviner, percer à travers les petites choses de la vie, les souvenirs qui émergent. D'où les passages sur mon enfance au Maroc dans mon livre qui, d'après ce que l'on m'a dit, touchent beaucoup.