6 Juin 2023
Ingrid Thobois est une écrivain française qui manie avec subtilité et précision sa plume à pointe très fine, mélange avec bonheur prose et poésie, et se tient toujours à une distance prudente de l'ennui. Le monde entier est son terrain de jeux. Longtemps considérée comme une grande voyageuse, vivant hier à Paris, aujourd'hui à Istanbul, il y a vingt ans en Afghanistan, elle remet depuis longtemps cette catégorisation en question. De fait, son véritable voyage n'a peut-être jamais été qu'intérieur. Ecrivant aussi pour les enfants et adolescents, animant des ateliers d'écriture au gré des propositions, elle a accepté de partager avec nous son regard sur l'écriture, sur le processus créatif, sur les difficultés - mais aussi les épiphanies - que l'on peut rencontrer quand on vit de son écriture, et sur le monde de l'édition.
TélescoPages: Vous êtes souvent considérée comme une écrivaine du voyage. Mais au fond, qu'est-ce que le voyage ? Et qu'est-ce que le contraire du voyage ?
Ingrid Thobois: Une partie de la réponse se trouve dans mon dernier livre paru La fin du voyage. Le voyage a d'abord été pour moi un mythe, une représentation de ce que devait être le bonheur, notamment familial. J'ai été élevée dans le voyage, dans son attente, dans sa préparation, presque dans son culte ! Rien n'était plus positif que le voyage, rien de plus merveilleux que le déplacement... jusqu'à ce que je m'y confronte seule, jeune adulte. En partant à vingt-et-un ans suivre les pas de Nicolas Bouvier, mon billet de bus Eurolines Paris-Zagreb m'apparaissait comme un ticket d'entrée au paradis. Une année d'émerveillements et de bonheur exclusif m'attendait. Il a fallu que je parte suivre la route de L'Usage du monde pour comprendre à quel point ma lecture de Nicolas Bouvier avait été partielle, orientée. Je n'avais lu dans L'Usage du monde que ce que je voulais en lire : la lumière, l'éblouissement du monde. Idem pour Le Poisson-scorpion qui est quand même l'histoire d'une déroute totale, d'une dépression ! Notre capacité à occulter les choses est extraordinaire…
La vie en général, et en particulier la vie de voyage, où tout est exacerbé, a fortiori si on le pratique seul.e, n’a rien d’un état constant. Le voyage rend parfois heureux, souvent éprouve, brasse, malmène, ce que dit très clairement Nicolas Bouvier si on veut bien le lire sans œillère. J’ai voyagé seule sur les pas de Nicolas Bouvier pendant presque une année entre septembre 2001 et l’été 2002. Un détail qui n’en est pas un : on se situe alors juste avant la bascule du téléphone portable, de Skype, de WhatsApp, etc., de la localisation immédiate de tout un chacun. Partir voyager comme je l’ai fait à cette époque, c’était partir vraiment, et vraiment loin, et vraiment seule. La première déprime m'est tombée dessus au bout de 48 heures. Allais-je être capable de vivre cette année de soi-disant liberté ? A posteriori, j'ai compris que l'expérience de la solitude, et le renforcement intime auquel elle oblige, étaient ce qui m'avait le plus intéressée dans cette itinérance faite de peur parfois, d'appréhension souvent, mais aussi de joie extrême, d'excitation, et de toutes sensations exacerbées.
L'inverse du voyage ? Évidemment pas l'immobilité ! L'écriture, le rêve, la vie psychique dans son ensemble en sont la preuve. Si l'on entend par "voyage" le déplacement d'un point à un autre, alors son opposé ne peut être que la mort dans la mesure où tout ce qui est vivant se déplace, ne serait-ce que mentalement.
TP: Puisque tout est mouvement, tout est voyage d'une certaine façon et l'on peut simplement envisager le fait qu'il y ait une gradation entre l'immobilité et le voyage. Il y aurait des petits voyageurs et des grands voyageurs. Vous êtes souvent associée à l'image d'une grande voyageuse. Qu'est-ce qu'il y a de si désagréable dans le fait d'être réduite à cette image au point d'en écrire un livre ?
IT: Il n'y a rien de fondamentalement désagréable. C'est la case qui me dérange, la boîte dans laquelle on aime à enfermer tout un chacun dans un but de simplification, donc de nivellement, qui me glace. Pour se rassurer, l'humain catégorise. C’est aussi pauvre qu’efficace. Je ne trouve rien de plus inquiétant que la fixité d'une image. En disant ça, je pense à mon rapport à la photo - vous avez lu Miss Sarajevo - j'aime la photo, j'en regarde beaucoup, mais je la trouve à la fois très mortifère.
Ecrire La fin du voyage a été l'occasion de m'inscrire en faux par rapport à l'étiquette de "grande voyageuse" qui m'a été accolée dès mon premier roman il y a 15 ans (Le roi d'Afghanistan ne nous a pas mariés), et d’explorer minutieusement cette méprise au fond assez amusante et pas inintéressante. Le problème de la catégorisation dès le premier roman, c'est que le, les livres suivants n'ont pas le droit d'être différents, du moins pas trop. Le monde de l'édition veut des auteurs facilement reconnaissables et ne sait pas trop quoi faire des écrivains qui brisent le moule à chaque livre. Sans coquetterie aucune, je crois que c'est un peu mon cas. Avec mon premier roman qui avait été primé, très bien accueilli par la critique, j'ai été propulsée, mise en lumière. Puis j'ai écrit un deuxième livre peu exotique qui au lieu de parler de voyage et de passion abordait un accident, un fauteuil roulant, l’impuissance masculine. À peine avais-je vendu du rêve que je proposais du sordide : L'ange anatomique, qui a suivi Le roi d'Afghanistan ne nous a pas mariés, a été, si je puis dire, un "flop" total. De la même manière, Le plancher de Jeannot (l’histoire d’un psychotique qui enterre sa mère sous son plancher), qui a suivi Sollicciano, a représenté une tannée éditoriale (j’ai mis 5 années à trouver chez qui le publier). Je ne dis pas que ces livres sont des chefs-d’œuvre qui auraient mérité ceci ou cela, mais je pense que l'étiquetage savonne toujours la planche des livres à venir dont personne n'a envie qu'ils soient si différents en termes de sujet ou de forme (la constante de l’exigence littéraire, peu de gens s’en soucient vraiment). Et je précise qu’écrire à chaque fois un livre très différent n'est ni une volonté ni du snobisme de ma part. J'ai besoin d'explorer. C'est ma manière d'être et de travailler.
La fin du voyage ?
TP: Ce qui m'a interrogé par rapport à la naissance de ce livre, c'est le fait que la catégorisation et l'essentialisation sont inhérentes au fonctionnement humain. Tout le monde se retrouve réduit à une ou deux caractéristiques, c'est comme cela que le cerveau humain fonctionne. Quelle a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase au point de vous dire qu'il était temps d'écrire ce livre mise au point ?
IT: Les éditions Labor & Fides m’ont contactée pour me proposer d’écrire un récit "par rapport au voyage". J'ai saisi l’opportunité de prendre le contrepied de cette proposition.
TP: C'est donc venu d'une commande et vous l'avez simplement pris comme un jeu.
IT: Oui. Mais un jeu très sérieux : l'occasion de rétablir une forme de vérité - la mienne. Sans cette proposition, je ne serais probablement jamais allée pourfendre cette étiquette. Huit mois après la publication, je constate que ce récit, forcément intime, a touché pas mal de personnes, preuve que mon intimité a donc dépassé la sphère privée pour réussir à s'adresser à d'autres (c'est le minimum qu'on demande à la littérature). Je pense que beaucoup de gens détestent le voyage et n'osent pas le dire, la chose étant très valorisée.
TP: C'est intéressant de voir le rapport que l'on entretient avec une image aussi forte. Il y a aussi la possibilité de se laisser entraîner dans le sillon tracé par le regard des autres et de faire comme Antoine, de s'acheter un bateau, de parcourir le monde et de produire tous les deux ans un livre, une chanson ou un album photos pour se conformer à cette image. Il y a en effet le piège d'un certain enfermement. Mais ce que j'ai trouvé particulièrement intéressant dans ce livre-là, c'est en creux la pulsion de l'écriture, le voyage qui se conclut par un accouchement d'un livre, d'un texte ou de poésie. Le voyage est un prétexte pour déclencher cette pulsion d'écriture. À cet égard, Le plancher de Jeannot qui ne parle pas explicitement de voyage au sens exotique du terme, n'est-il pas malgré tout un récit de voyage, celui qui conduit à la folie ?
Le plancher de Jeannot
IT: Le Plancher de Jeannot, c'est tout une histoire... en soi, et d'écriture. À plusieurs reprises et à de nombreuses années d'écart, j’ai rencontré ce plancher que j'avais vu pour la première fois en Suisse au musée de l'Art brut de Lausanne. Or, je suis faite de telle manière que lorsque les faisceaux se croisent à ce point, lorsque les coïncidences sont si récurrentes, j'ai tendance à répondre à ce que j'entends comme un appel, comme une réclamation du réel. Pour être sincère, j'avais une peur bleue de me confronter à cette histoire. Et comment l'écrire ? J'ai donc demandé une bourse au CNL comme on essaie de se mettre tout seul des bâtons dans les roues : si je n'obtenais pas la bourse, je n'écrirais pas cette histoire. J'ai obtenu la bourse… !
Ce qui m'a bouleversée dans l’histoire de Jeannot, c'est l’abandon. On est dans le Béarn des années soixante-dix, dans un tout petit village. Comment une communauté aussi minuscule peut-elle être terrorisée au point d'abandonner un des siens et de le livrer à la mort ? Jeannot est un homme : échevelé certes, avec son fusil certes, mais un humain, doué de parole. La communauté villageoise l’abandonne d'une manière très particulière : en délivrant à cet homme l'autorisation qu’il réclamait à cors et à cris (et à coup de fusils pas toujours en l’air) : celle d'inhumer sa mère chez lui. On lui donne donc l'autorisation de transgresser un des tabous absolus de notre société occidentale. À la suite de quoi, Jeannot se laisse mourir d’inanition sur le plancher gravé d’un texte qui deviendra plus tard une des œuvres majeures de ce qu’on appelle l’Art Brut.
Je n'éprouve aucune fascination pour ce qu'on appelle "la folie". Au demeurant, Jeannot n'est pas fou. Il est assurément fragile, il vit dans un milieu extrêmement violent, il y a chez lui un terrain familial de schizophrénie, de l’inceste, du suicide, Jeannot est par ailleurs revenu muet de la guerre d'Algérie dont il ne dira jamais rien. Mais de mon point de vue, c'est l'abandon qui le rend fou, c'est le lien coupé avec ses semblables qui le projette contre les parois de verre de son cerveau. Le texte qu’il a gravé sur le plancher sous lequel il a inhumé sa mère en est la preuve, comportant un grand nombre de références à notre Histoire commune. J'ai eu la chance d'échanger avec Guy Roux, le psychiatre qui a trouvé le plancher de Jeannot. C’est grâce à l’enquête et à l’analyse de Guy Roux que l’on sait ce qui s’est probablement passé entre les murs de cette ferme du Béarn. Guy Roux a passé sa vie, comme il le dit, à quatre pattes avec des grands psychotiques à regarder leur dessin, et à essayer que ne se rompe jamais le fil ténu qui reliait encore ces gens à notre univers « mentalement sain ». Jeannot est mort parce que personne n’a essayé de préserver le fil qui le reliait encore à la société. Ce grand lâchage humain a fait de lui ce qu'il est devenu, puis l’a tué. Mon livre est un hommage à cet homme.
TP: Quelque chose m'interpelle dans ce que vous avez dit tout à l'heure. Vous êtes sensible à certains signes irrationnels, de l'ordre de la synchronicité, au point d'en tenir compte dans le choix de vos décisions et de vos sujets. Dans l'un des poèmes de Les sorciers meurent aussi, vous dites que "même nos coups de foudre ont le goût de rendez-vous". Par rapport à cette remarque et par rapport à votre écriture empreinte de poésie, je voudrais savoir quelle est la part du mystère dans votre écriture. Il y avait par ailleurs une remarque qui m'avait beaucoup plu dans ce même livre, une remarque de Nicolas Bouvier rapportée par sa femme Eliane Bouvier qui dit que "la prose est une visite que l'on rend aux mots tandis que la poésie est une visite que l'on reçoit des mots". J'ai adoré cette phrase qui correspond exactement à ce que je pense de la poésie.
Mystère de l'écriture
IT: Je n’écris pas pour raconter des histoires mais pour penser, réfléchir, explorer mes préoccupations, les fouiller à l'extrême. Reprenons l'exemple de Jeannot : je rencontre cette oeuvre, cette histoire. L'abandon de Jeannot m'obsède. J'écris ce roman pour penser cette obsession. Le roman est pour moi une manière de répondre très longuement, et le plus profondément possible à une question intime (donc supposée parler à tout le monde !). Parallèlement, le travail sur la langue est fondamental et indissociable. L'écriture est pour moi une pratique presque méditative. J'écris pour que le monde s'efface, pour qu'il n'y ait plus que ma pensée en train de s'écrire via l'histoire que je déroule. Dans ces moments de grande concentration, je me sais au juste équilibre, à l'endroit où je dois être pour écrire avec sincérité. Certains jours, j’atteins ce point d’enfouissement intérieur quasi sacré - je n'ai pas peur du mot – où toute pensée s'efface au profit du seul mot juste. La concentration, l'astreinte, la discipline n'ont rien de mystérieux. Mais ça, si. Ce moment de l'apparition du mot juste relève de l’épiphanie créatrice, et de la poésie. Nicolas Bouvier en parle merveilleusement. Devant une absence de réponse, devant des sujets démesurément grands, la poésie surgit sous la forme d’images jamais encore élaborées, de mots jamais encore mariés. Les écrivains sont des capteurs, des récepteurs. Notre travail, c'est de nous montrer extrêmement réceptifs, de saisir au vol ce que peu de gens voient, perçoivent, parce qu'ils n'en ont ni le temps ni la liberté, parce que leur vie est ailleurs que dans la surattention au monde qui définit parfaitement le travail de l’écrivain. La dimension physique de l’existence m'aide beaucoup dans mon travail d’écriture : la nage surtout. Je n'écris jamais autant que quand je nage. J'en parle dans L'ange anatomique. Et je ris souvent parce que, de l'extérieur, les gens doivent croire que je ne fous jamais rien. Je marche, je range quelque chose, je vais chercher autre chose, je sors faire une course, je vais à la piscine, mais en vérité je suis en permanence à l'intérieur de ce que j'écris. La réflexion est toujours à l'œuvre.
TP: C'est une forme de marche méditative ou de nage méditative. Mais est-ce qu'il vous arrive d'être surprise par une phrase que vous avez écrite ?
IT: Oui. Souvent. Depuis plus de vingt ans, tout mon temps est consacré à l'écriture. Quand je ne suis pas en train de m'occuper de ma famille, je suis en train d'écrire. Cela m'est essentiel. Donc, comme je travaille beaucoup, et comme la chose relève d'une pratique, je me trouve souvent et rapidement dans ces états de concentration extrême qui me sont naturels. Mais l'épiphanie du mot juste n'est jamais un phénomène banal. Elle constitue toujours une joie profonde et engendre le sentiment d'une journée qui valait totalement la peine d'être vécue!
Processus d'écriture
TP: Par rapport au processus d'écriture lui-même, comment est-ce que vous fonctionnez ? Est-ce que vous être plutôt une planificatrice, qui dès le départ a la table des matière, la structure complète en tête déjà prête, et le travail est alors de remplir les vides du haut vers le bas ? Ou bien est-ce que c'est une écriture beaucoup plus horizontale, qui se fait au fur et à mesure et qui se fait de manière un peu plus spontanée ?
IT: Je ne planifie pas mon écriture et j'écris comme on coud : d'avant en arrière, souvent depuis l'intérieur du texte. Je me relis beaucoup quand j'écris et parfois, au milieu d'une page, c'est comme un drap que je déchirerais, et j'écris à l'intérieur de cette déchirure. J'écris rarement à la fin, dans la continuité de mon fichier Word, et mes débuts de texte ne restent jamais mes débuts.
TP: C'est donc plutôt un processus d'écriture en zooms ?
IT: Oui, en zooms, en flashbacks, en retours. Et il me semble très logique d'écrire ainsi. Quand on s'exprime, quand on rencontre quelqu'un, on ne parle jamais au présent. Quand on discute, on ne raconte que des choses qui se sont passées ou qui vont se passer. La communication est rétrospective ou projective. On ne raconte pas le présent factuel, ou psychique, sauf en cure analytique parfois.
TP: Vous avez parlé tout à l'heure des ateliers d'écriture, vous en animez. Avez-vous eu vous-même recours aux ateliers d'écriture dans votre passé ? Et de façon générale, quel intérêt accordez-vous aux ateliers d'écriture ? Quel est leur rôle, leur utilité ?
IT: Je n'ai jamais suivi d'atelier d'écriture et j'en ai animé par hasard. Un jour Hubert Haddad, m'a téléphoné pour me proposer de le remplacer. Il s’agissait d’un atelier d'écriture à Paris VII : dix séances de deux heures avec des étudiants de la faculté. Outre une certaine méfiance par rapport à ce que je soupçonnais d’être un phénomène de mode, j'étais un peu terrorisée par l’ampleur de l’atelier. Mais j'ai dit oui parce que tout ce vient d’Hubert Haddad est bon, et parce que, quand je suis terrorisée, j’y vais.
À la suite de cette expérience qui s’est révélée passionnante, j'ai animé plusieurs centaines d'ateliers d'écriture auprès d’adultes, d’enfants, d’adolescents, en milieu scolaire, périscolaire, carcéral, hospitalier... Parmi les publics dits "non captifs", les gens qui viennent en atelier d'écriture ont une chose en commun - au-delà du fait qu'ils ont envie d'écrire – : un énorme manque de confiance en eux. Animer un atelier d'écriture, c'est d'abord à mon sens faire prendre conscience à chacun de sa richesse. Je ne fournis aucune recette, je ne professe rien. J’accompagne. Je mets en lumière ce qui mérite de l’être, je guide, je borde serré. Un atelier d’écriture est un espace temps où se révèlent les choses que chacun porte en soi. C’est l’équivalent du premier bac au bon vieux temps de la photo argentique ! Un peu acide, parfois douloureux, mais tellement gratifiant. Il n’existe aucun texte vide. Tout texte a quelque chose. Je ne dis pas qu’un atelier fait de chacun un écrivain. Mais un bon atelier est un atelier où chacun écrit à sa mesure ce qu’il lui est important d’écrire. Ce que j'aime énormément en atelier, c'est faire travailler les gens sur ce qui m'intéresse personnellement. L'atelier devient ainsi un laboratoire pour les gens qui participent à l'atelier, mais aussi pour moi. C'est pour moi la garantie d'un véritable intérêt commun, qui est le socle d'une belle énergie collective. Alors, ça devient très intéressant pour tout le monde. Tout le monde est impliqué au même titre. Pas de spectateur. La réflexion est commune, et chacun fait écho à l’autre.
TP: Ça ressemble un peu à des ateliers de recherche avec leur directeur de recherche et des chercheurs.
IT: Oui. Chacun maniant de l'intime, je trouve que cette méthode évite le dangereux écueil de la petite psychothérapie de comptoir.
TP: J'aimerais revenir à la poésie parce que c'est un aspect qui me marque dans votre écriture. Est-ce que vous pourriez donner une définition de la poésie ? Qu'est-ce que c'est selon vous ?
IT: Ce que j'appelle la poésie, c'est le déplacement, le décalage du regard qui permet de poser sur un objet commun - peu de choses ne sont pas communes, on vit dans un même univers, on éprouve des sentiments similaires - des mots décalés, non pas pour le snobisme de trouver des mots décalés, mais parce que ce décalage dans la langue crée une autre lumière. Ça permet d'élever le plateau du monde. Je pense à Francis Ponge avec sa matérialité géniale, je pense à Blaise Cendrars. Le monde et la vie ont besoin de poésie. C'est essentiel. Elle sauvera le monde, comme dit Jean-Pierre Siméon ! Je ne sais pas comment font les gens pour qui cette dimension-là reste cachée - car je ne crois pas qu’on puisse en être dépourvu). Et je mesure ma chance de pouvoir passer autant de temps à me demander comment voir et dire les choses autrement.
Être de 3/4 face au monde
TP: Est-ce que la poésie pourrait être une réponse aux problèmes qui sont consécutifs au matérialisme et à l'hyperréalisme ? C'est Hölderlin qui recommandait d'habiter poétiquement le monde, ce qui revient à dire que la poésie serait un objectif de vie. Est-ce que la poésie ne serait pas une solution ? J'ai vu récemment une pancarte dans le cadre des manifestations contre la réforme des retraites à Paris qui disait "Macron, t'es foutu, le peuple et la poésie sont dans la rue". Est-ce que la poésie peut avoir ce rôle rédempteur pour l'humanité ?
IT: Oui. Mais nous sommes une minorité à avoir le luxe de réfléchir à tout cela. La poésie demande du temps, le temps du flottement, de l’apparent "rien" qui me faisait dire tout à l’heure que, de l’extérieur, on peut avoir l’impression que, souvent, je ne travaille pas. Les mots arrivent, mais lentement. Or, qui a dans sa journée ne serait-ce qu'une demi-heure pour plonger en soi et se demander comment regarder autrement ? Pour analyser une émotion et se demander de quelle combinaison neuve de mots l’habiller ? "La poésie sauvera le monde" est sûrement une illusion, mais c'est une illusion nécessaire. Essentielle. On peut mourir d'être réduit à une seule dimension, d'être maintenu dans un rapport uniquement terrien aux choses. Sans poésie, on demeure en permanence dans un rapport frontal à tout et à tout le monde. L'image que j'ai lorsque je pense "poésie", c'est le fait de se présenter de trois-quarts au monde. Jamais de face. Déplacer le regard élève. Tout ce qui nous décale et tout ce qui nous déplace peut apporter des solutions, créer une poche d'air, donner à mieux respirer.
TP: On parlait de votre rapport à l'écriture mais qu'en est-il de votre rapport à la lecture ? Lisez-vous beaucoup ? Comment choisissez-vous les livres que vous lisez ? Est-ce que vous les choisissez ou est-ce que vous laissez le hasard s'immiscer ? Et une fois choisis, comment est-ce que vous lisez ?
IT: Je lis beaucoup. Et pour paraphraser Julien Gracq : lisant, j’écris. Le mouvement de lire/écrire/lire ne s’arrête jamais. Je ne suis jamais "que" lectrice. C'est une déformation. Je choisis précisément mes lectures, a fortiori depuis que je suis à Istanbul - fini le luxe des librairies à chaque coin de rue ! Ici, je rapporte ou me fais rapporter les livres. J’accorde une grande confiance à certaines personnes que je considère comme des "poissons pilotes" - et vous en faites partie ! Il arrive aussi que je fasse confiance aveugle à des éditeurs . En ce moment, je suis par exemple très attentive à tout ce qui sort chez Quidam, et depuis un bon moment de chez Gallmeister. Il ne m'est pas arrivé souvent de choisir un livre par hasard.
TP: Est-ce qu'il vous arrive de ne pas terminer un livre ?
IT: Oui. Pour moi, les livres sont comme des personnes : il arrive que l'on passe à côté d'une rencontre faite au mauvais moment, et cela se respecte. J’ai dû commencer cinq fois L'amour au temps du choléra et l’abandonner avant qu’il ne rentre dans mon panthéon. Il y a des adhésions qui longtemps ne se font pas, et qui tout à coup se font. Par ailleurs, il faut accepter que certaines écritures ne nous touchent pas, voire nous agacent. Certaines sont d’une pauvreté affligeante. Lorsque je me dis à chaque phrase "Mais personne n’a relu ce texte ?!", c’est le début de la fin, lorsque j’ai l'impression qu'une phrase sur deux aurait pu être enlevée, ce n'est tout simplement pas possible. Mais comme je choisis très précisément mes livres, cela m’arrive rarement !
TP: Quels sont les auteurs qui vont ont marquée au-delà de Nicolas Bouvier ? Y a-t-il des auteurs qui vont ont construite, et d'autres qui continuent de vous construire la personne que vous êtes maintenant ?
IT: Je ne vais pas énumérer les évidents Flaubert, Proust, Duras... ! Je lis beaucoup de littérature contemporaine. Tous les livres que je dévore me construisent (en tant que personne et en tant qu'écrivain). Je pense récemment à Ultramarins de Mariette Navarro en termes d'équilibre prose-poésie, ce livre est pour moi une leçon absolue. J'ai découvert récemment Jean Hegland qui a écrit Dans la forêt chez Gallmeister et Apaiser nos tempêtes. Un choc. Dans un tout autre genre, j’ai récemment découvert Luc Blanvillain, avec Pas de souci et Le répondeur, livres hilarants et aussi bien écrits que construits. J'aime cette idée que mon panthéon ne soit pas fixe, que ces contemporains qui vivent et respirent en même temps que moi puissent l'enrichir à tout instant, aient des choses à m'apprendre, tant sur la vie que sur l'écriture. Bon, et puis quand même, Proust. Il jalonne ma vie ; j’ai commencé La recherche il y a dix ans. Je le lis tout doucement. Tous les cinq six livres contemporains, je m’arrête pour revenir à Proust et poursuivre le chemin.
TP: Dans les autres formes d'art, est-ce qu'il y a des choses qui vous inspirent ? Il y a la photo dont vous avez déjà parlé mais est-ce que d'autres formes d'art comme la musique arrivent à vous porter dans votre écriture ?
IT: Assez peu. Quand j'écris, je ne peux rien faire d'autre. Je ne peux pas écouter de musique. Dans un endroit très calme, je suis capable de travailler avec des boules Quiès s'il y a un oiseau qui chante dans les parages ! J'ai besoin de vide comme on ferait le vide en physique. De la même manière, visuellement, dans mon bureau, il n'y a quasiment rien. Pas de tableau, très peu de photos. Uniquement de la lumière, et encore, pas trop, et surtout pas directe ! J’ai besoin d’un environnement hermétique pour pouvoir habiter mon monde intérieur. Ceci étant, je vais voir des expositions, je regarde des films, j'écoute de la musique, mais dans des temps bien distincts de l'écriture. Et j'ai toujours un carnet avec moi où je note beaucoup. Tout ce qui me nourrit peut nourrir le roman. Mais il n'y a pas d'interférences directes avec un autre art – sinon la vie !
Et après ?
TP: Pour conclure, maintenant que vous avez écrit La fin du voyage, quelle forme va prendre le voyage ?
IT: Sans doute le voyage avec mes enfants, pour le plaisir de les voir découvrir... probablement la France qu'ils connaissent à peine !
TP: Comment est-ce que l'on concilie le temps de l'écriture avec le temps des enfants ? Est-ce qu'il y a une certaine porosité qui se crée de facto avec laquelle il faut composer (ma fille s'assoit sur mes genoux), ou bien est-ce que vous enfermez les enfants dehors à double-tour (rires) ?
IT: Il y a une grande porosité. Je n'écris que lorsque je suis sûre que mes enfants ne sont pas là. Je m'adapte. J'attends. J'attends sans impatience. J'écris quand ma fille est à sa petite école et quand mon fils dort. Il m'est arrivé de commettre cette erreur d'essayer d'écrire avec mes petits en train de jouer à côté. C'est m'exposer à une double frustration : sans profiter du moment avec eux, je ne suis pas non plus à mon écriture. Donc je scinde bien les moments. Mais mes enfants m'ont appris une chose formidable : savoir me concentrer en trente secondes. Écrire sans atermoiement. Savoir avancer sur un texte avec cinq minutes seulement devant moi. En outre, les enfants, on le sait, sont des vecteurs de poésie incroyables. À ce titre, je les pille de temps en temps. Les enfants ont des idées extraordinaires. Des mots d'une poésie entièrement neuve. C'est sidérant.
TP: C'est finalement assez rare les auteur.e.s qui sont capables d'être reconnus aussi bien en littérature jeunesse qu'en littérature pour adultes, parce qu'une fois que l'on est catalogué comme auteur.e en littérature jeunesse, ce n'est pratiquement plus possible de faire de la littérature adultes. Et à l'inverse quand on est en littérature adultes, il y a un risque de perdre un bénéfice d'image, de ne plus être pris au sérieux, quand on tente l'aventure de la littérature jeunesse. Vous faites partie de ces rares auteur.e.s qui réussissent à concilier les deux, à passer d'un domaine à l'autre de façon harmonieuse sans que votre image n'en pâtisse. Comment est-ce que vous faites ?
IT: Je vis très harmonieusement le passage de l'écriture adultes à l'écriture jeunesse. Les deux se marient formidablement. J'ai entendu des phrases ahurissantes, traduisant le complexe de certains auteurs jeunesse à l'égard de la littérature dite générale. Je me souviens sur un salon jeunesse d'un voisin de table qui m'avait demandé pourquoi j'écrivais en jeunesse puisque je publiais déjà en adultes! Les bras m'en étaient tombés. En ce qui me concerne, j'ai publié mes deux premiers romans en littérature générale. Puis, un éditeur jeunesse, Rue du Monde, m'a contactée et demandé un texte jeunesse autour de l'Afghanistan. Je dois donc à mon premier roman adulte d'avoir commencé à écrire pour la jeunesse. L'exigence littéraire est pour moi la même. Il n'est pas simple de trouver le ton, les images, qui vont parler à un enfant, de simplifier sans jamais être simpliste. Un bon texte jeunesse est un bon texte tout court. En jeunesse, je pars du principe que tout sujet est abordable. Il s'agit de trouver la forme et la voix... mais comme pour tout texte. Souvent, je travaille en lame de fond sur un roman adulte (dont l'écriture dure plusieurs années), et ce temps est jalonné par l’écriture de plusieurs livres jeunesse. Le roman pour adolescents se rapproche de la course de fond qu'est pour moi un roman adultes. Mais ce sont des respirations différentes. J'aime alterner les deux écritures. J'y trouve une manière de me ressourcer. L'unique grande différence entre littérature adultes et jeunesse réside pour moi dans l'adresse du texte. Lorsque j'écris en jeunesse (enfants et ados), je construis une histoire pour délivrer un message qui m’est important et qui contient une, des valeurs qui me sont essentielles. Or je n'ai jamais écrit un roman adultes avec quelque intention que ce soit à l'adresse de qui que ce soit... si ce n'est à ma propre attention. Comme je l’ai déjà dit, j’écris pour penser, donc en premier lieu pour moi, tout en espérant que ma pensée fasse écho à celle d’autres personnes qui elles aussi cherchent sinon des réponses, du moins de la lumière.
TP: Merci beaucoup pour ce temps d'entretien!