15 Mars 2023
Complexes, nous pouvons passer des années à sculpter le bois dont nous sommes fait.e.s au ciseau des expériences que l'univers nous offre à vivre, à creuser à même la roche les méandres des torrents de nos vies, façonné.e.s et façonnant.e.s dans un même mouvement, à déposer de la lumière sur nos paradoxes inouïs, pour l’essentiel dissimulés à nos propres yeux. Complexes, nous pouvons nous investir corps et âme à la découverte de cet être humain lumineux que nous sommes supposé.e.s devenir et emprunter des chemins de traverse peu fréquentés. Complexes, nous pouvons devenir artistes, voire même artisans de l'écriture, à nous chercher et à nous découvrir au hasard d’une petite phrase couchée parmi des myriades d'autres. Pourtant, en dépit de cette complexité infinie, nous n'en demeurerons pas moins essentialisés, stéréotypés, réduits à l'extrême. C'est ainsi, l'humain n'est pas toujours à la hauteur de ses perceptions. C'est pourquoi de petites mises au point s'avèrent parfois nécessaires.
Au grand jeu des catégorisations, l'auteure Ingrid Thobois a hérité un jour du titre de "Grande voyageuse". Un titre qu'elle ne renie pas intégralement - ce fut une parenthèse courte mais intense de sa vie - mais dont elle a le sentiment de très largement l'usurper. Au point d'en avoir fait le thème central de son livre La fin du voyage paru fin 2022 chez Labor et Fides. "La paressse seule ne peut expliquer la confusion si répandue entre voyages, missions professionnelles et sédentarité hors frontière." Il se joue donc quelque chose d'autre qui s'appuie sur la fascination qu'exerce le voyage sur chacun.e d'entre nous, sur le besoin d'en jouir, ne fût-ce que par procuration.
Mais de quel voyage parlons-nous ? Bien au-delà du simple déplacement d'un corps physique par delà les lignes imaginaires tracées par les guerres au cours des siècles, voyage devenu une commodité, il s'agit plutôt de se confronter à l'altérité, d'outrepasser de loin les frontières de la zone de confort, d'oser la déstabilisation, de plonger dans le vide et de rester en mouvement. De se libérer du connu, comme le philosophe indien Krishnamurti en vantait les mérites.
Enfant, Ingrid Thobois a beaucoup voyagé, explorant une partie du monde carrossable à l'arrière du Combi Transporter Volkswagen T3 de ses parents, le touchant des yeux à travers les vitres de ce cocon de métal et de verre, lors de voyages planifiés comme des expéditions polaires. Enfant toujours, elle s'est aussi beaucoup dépaysée aux récits d'excursions de ses grands-parents maternels Paulo et Suzette lors de leurs séances de soirées diapositives consécutives à leur retour. Une vocation se dessine, et toutes les occasions de voyager sont bonnes à prendre. Son premier amour sera un marin rêvant d'Afrique au volant d'une 2 CV; ses premières lectures, depuis les livres d'Alexandra David Néel de sa grand-mère à la collection Payot Voyageur, en passant par Kessel. Dès l'âge de 14 ans, elle propose ses services au rédactions de magazines centrés sur l'ailleurs: Géo, Ulysse, Grand Reportage, Couleurs Voyages...
Mais arpenter ainsi le monde bien à l'abri au coeur stable d'un véhicule aménagé, "nectar d'immobilité", ou à travers les mots et les images des autres, est-ce vraiment voyager ? Ce sera finalement la rencontre avec l'oeuvre de Nicolas Bouvier qui fixera dès lors le nord de sa boussole et sera le pyromane de son feu sacré, quitte à ce que cette relation d'admiration démarre sur un malentendu. En effet, pour l'écrivain-voyageur, le voyage n'est ni une fin en soi, ni un sujet qui mérite l'apologie mais ce qui permet d'expérimenter le vacillement et le doute, la peur et l'effacement de soi. Même si l'on commence souvent les choses pour de mauvaises raisons, on finit par les découvrir en chemin. C'est l'une des vertus du voyage.
Et en 2001, les choses se mettent enfin en place pour qu'un "voyage-Bouvier" puisse se faire. "Tout faisait voyage au coeur de ce printemps 2001 qui m'offrit éblouissement sur éblouissement." C'est également la période de la rencontre avec Eliane Bouvier, la veuve de Nicolas, qui très rapidement va devenir une grand-mère bienveillante de substitution. Celle qui lui apprendra "ce que l'écriture et les hommes ont de mieux à faire: de la poésie et ouvrir leur porte". S'ensuivent des voyages à Zagreb, Téhéran, Bombay, l'Afrique de l'Ouest, Manali, Delhi, l'Afghanistan... Des rencontres aussi, nombreuses et souvent superficielles. Des contemplations, beaucoup, qui s'alliant avec l'expérience de la déception amoureuse vont fertiliser l'écriture d'Ingrid Thobois. Aux récits d'enfance à la troisième personne et aux quelques années d'expériences à la première personne, elle va puiser une matière première anecdotique et poétique, pour muscler son imaginaire afin de "laisser mémoire et récit se disputer la falsification du monde".
En 2007, son premier roman Le roi d'Afghanistan ne nous a pas mariés est publié. Son passé de voyageuse, kaboulienne d'adoption dans un Afghanistan soumis à de nombreuses tensions, déformé par le regard des journalistes, fantasmé par le grand public, va faire d'elle une sorte de figure de proue du voyage, une incarnation du courage, quasiment une reporter de guerre. Ce mélange de poésie envers et contre tout dans un environnement perçu comme dangereux, fait mouche. Le succès est immédiat! Avec la bénédiction de sa maison d'édition qui participe très activement à façonner cette image et à la promouvoir auprès des médias et du grand public.
Mais c'est une image dont elle cherche désormais à se défaire, en mettant notamment en avant le fait que vivre dans la stabilité dans une ville étrangère ne relève pas de l'expérience du voyage. Tout comme voyager bien à l'abri, certes sommaire, d'un combi ne relève pas du voyage à la Bouvier. La complexité, toujours, qui nécessite précision et subtilité. Peut-être que le redressement de barre est un peu exagéré, après tout, nous ne sommes souvent pas nos meilleur.e.s juges. Peut-être que la vérité se situe quelque part entre les deux. J'admire pour ma part chez cette auteure le fait de s'être un jour jetée à l'eau, d'avoir dépassé ses velléités, d'avoir épousé l'instant présent, sans jamais cesser d'affûter sa poésie, une attitude qui de mon point de vue est l'essence-même du voyage.
Le voyage d'Ingrid Thobois, commencé tôt, plus intérieur, me semble, contrairement au titre de ce livre, bien loin d'être terminé, et c'est heureux!
Dans ce texte sans fard ni ambages, Ingrid Thobois décortique ses expériences de voyage, notamment une année de route sur les pas de Nicolas Bouvier, qui lui auront permis de ...
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