27 Avril 2024
Docteur en neurobiologie, et directeur de la revue Cerveau et psycho, Sébastien Bohler a publié début 2023 un nouvel essai intitulé Human psycho. Contrairement à ses deux précédents livres (Le bug humain et Où est le sens), il ne s'agit pas cette fois de montrer en quoi une zone du cerveau va déterminer certains de nos comportements les plus destructeurs ou les plus vertueux à grande échelle. La démarche est inverse. Partant du constat que le réchauffement climatique est une réalité scientifique qu'il peut vérifier à l'échelle individuelle, et partant du constat que l'essentiel de la pollution, de l'extinction des espèces, des mégafeux, et des autres catastrophes qui touchent la planète et le vivant à grande échelle sont d'origine humaine, il établit une parallèle audacieux entre ce type de fonctionnement de l'humanité prise dans sa globalité comme un macro-organisme sans prédateur, et celui d'un psychopathe. L'humanité et la psychopathie ont en effet un certain nombre de points communs: ego, manipulation, absence d'empathie et irresponsabilité.
Pourtant à l'échelle individuelle, le constat est tout autre. La majorité des gens sont conscients non seulement de la catastrophe en cours, mais également du fait qu'elle est d'origine humaine. Et pourtant, le constat est implacable: à l'échelle de 8 milliards d'individus, l'humanité est une machine de destruction massive qui a tout en commun avec la psychopathie. Il y a là des propriétés émergentes de la nature humaine qui interrogent. Pour vérifier si cette hypothèse de travail est vraiment valide, Sébastien Bohler va filer la métaphore et explorer les études scientifiques et connaissances à propos de cette pathologie qu'est la psychopathie, en espérant que cette approche par analogie permettra de proposer des solutions.
Le premier axe d'étude est donc celui de l'ego. L'une des caractéristiques principales des psychopathes est le fait de se considérer comme naturellement supérieurs aux autres humains, "plus brillants, plus intelligents, plus avertis et éclairés" ce qui fait qu'ils trouvent "tout à fait légitime, par conséquent, de jouir de droits dont les autres sont privés". S'inscrivant dans les pas de Yuval Noah Harari et de Sapiens, Sébastien Bohler retrace les premiers pas de l'humanité, depuis les petites colonies d'humains qui ne dépassaient que rarement les 200 individus et qui ne se considéraient pas comme séparés du reste du cosmos, jusqu'à la sédentarisation et l'établissement des premières cités qui ont donné lieu aux premiers dogmes religieux instituant l'humain comme séparé des autres règnes du vivant et supérieur hiérarchiquement. Dès lors, le reste du vivant est passé du statut de sujet à celui d'objet. Et c'est ainsi que l'on peut plus aisément comprendre la transition vers la deuxième caractéristique des psychopathes: la manipulation.
L'humain, fort de son statut d'être supérieur ayant réduit l'intégralité de son environnement à des objets, peut désormais sans le moindre remords mettre ces objets à contribution pour réaliser ses volontés personnelles, poussé en cela par son striatum aux commandes des circuits de la récompense, et par son neocortex qui lui permet de se projeter dans le futur et qui l'incite de fait à vouloir comprendre comment fonctionne le monde afin de le rendre prévisible. Ainsi naissent les outils, l'instrumentalisation, la science, puis plus tard l'industrialisation. Désormais la manipulation peut se faire à grande échelle. À l'échelle individuelle, les êtres les plus manipulateurs sont statistiquement bien plus représentés aux postes de pouvoir. Les psychopathes représentent 1% de la population, mais ils sont estimés à 10% aux postes de décision: particulièrement en politique et en finance, et donc en tant que propriétaires de très grandes richesses. Or ce sont les grands décideurs qui font les guerres, qu'elles soient sous forme de conflits armés, de matches de foot, de concurrence commerciale ou contre la nature. Le lien entre ce type de comportement et ses répercussions à grande échelle devient de plus en plus clair. La manipulation des autres réduits au statut d'objet est une stratégie darwinienne payante, et ne pourrait pas se faire sans un troisième trait caractéristique des psychopathes: l'absence d'empathie.
Certains psychopathes ont pu tuer dans des conditions atroces jusqu'à plusieurs centaines de personnes, y compris des enfants. Pour ces personnes, la souffrance, a peur et la détresse des autres n'a aucune existence. Si cela peut paraître choquant quand il s'agit d'enfants, le constat est scientifiquement établi que l'empathie est tout sauf universelle. Pour des raisons de génétique, elle s'applique en premier lieu à ses semblables: les proches, ceux qui partagent la même langue, la même origine, la même couleur de peau, ou à ceux qui partagent les mêmes valeurs, suivent les mêmes religions ou qui portent les mêmes T-shirts d'équipes de foot. Au-delà, l'empathie n'apporte plus d'avantage compétitif immédiat et relève de l'acquis: elle doit s'apprendre. Et dans certaines circonstances qui se répètent dans l'histoire humaine, ces autres si différents sont réduits à l'état animal. Il suffit de se rappeler comment les nazis qualifiaient les juifs de rats, ou comment les extrémistes islamistes qualifient les non-musulmans de chiens d'infidèles, ou comment les noirs sont toujours régulièrement comparés à des singes, y compris par des gens supposément éduqués (on se souvient des insultes subies par Christiane Taubira qui venaient d'élus du front national ou de la presse d'extrême droite alors qu'elle était ministre de la justice). Et comment cette réduction au règne animal autorise alors toutes les exactions, avec des sanctions modérées voire inexistantes. Quand le "Moi moi moi!" se décline à l'échelle de l'humanité, alors c'est avant tout la nature qui trinque. Tout est ressource: le minéral, aussi bien que le végétal ou l'animal. Et pour les civilisations les plus riches, les pauvres sont corvéables à merci, si possible dans des conditions proches de l'esclavage. Bien entendu, les poubelles sont déversées bien loin de leurs jardins, chez les populations pauvres qui, puisqu'elles sont considérées comme proches de la condition animale, peuvent tout à fait vivre dans un environnement de détritus. Évidemment, pour ce qui concerne les ressources naturelles, dans un monde qui n'est pas infini, un problème va se poser: celui de la pénurie. Heureusement, la science nous permet de l'anticiper puisque nos modèles éprouvés nous annoncent plusieurs décennies à l'avance ce qui va survenir si nous ne changeons rien. Vraiment ?
Le quatrième trait de la psychopathie est celui de l'irresponsabilité associée à la pulsion incontrôlable. Prenant l'exemple du tueur en série Jeffrey Dahmer qui a tué sur des impulsions immédiates, Sébastien Bohler explique que les psychopathes sont incapables de se projeter dans les conséquences de leurs actes. "L'irresponsabilité vis-à-vis du futur est gravée dans la struture psychique du superorganisme humain qui ravage la Terre sans relâche." On le vérifie aisément dans le fait que les COP qui se succèdent n'ont pas le moindre impact sur la consommation de pétrole, une source d'énergie dont on sait pourtant qu'elle est sur le déclin et qu'elle génère différentes pollutions qui ont un impact mortifère, à court, moyen et long terme. Les commandes d'avions et de super navires-containers explosent, ainsi que les envois de satellites artificiels dans l'espace. Le tourisme spatial est envisagé sereinement comme un nouveau secteur industriel plein d'avenir. Le tourisme à l'autre bout de la planète se porte également très bien. Malgré les étés caniculaires qui se succèdent et qui deviennent la norme, prévus par les modèles climatiques, malgré les mégafeux qui ravagent chaque années des millions d'hectares de forêts dans le monde, malgré les récifs coralliens qui blanchissent, malgré les espèces qui disparaissent à raison d'une toutes les vingt minutes, malgré l'impact avéré de la consommation de viande sur le vivant, les humains pratiquent le business as usual. "Un psychopathe ne s'adapte pas. Il persiste. Jusqu'à la fin." Ne changeons rien, et surtout pas la trajectoire du Titanic, quand bien même nous saurions très bien que l'impact avec l'iceberg est proche.
L'analogie qui associe l'humanité prise dans son ensemble et la psychopathologie tient manifestement bien la route ! Une fois cette notion établie, que faire ? Continuer de filer la métaphore et d'abord poser la question de l'origine de la psychopathie. Les neuroscientifiques du cerveau ont en effet identifié une zone située dans le cortex orbitofrontal qui est en charge de la fonction empathie. Certaines expériences et cas d'étude ont montré que lorsque cette zone est altérée, les personnes, même initialement normales, perdent leur empathie. Tout revient à la normale lorsque cette zone est rétablie. Le constat est glaçant et en même temps il y a une lueur d'espoir ! Pourrions-nous envisager à l'échelle de l'humanité considérée comme un méga-cerveau malade l'établissement d'un système équivalent au cortex orbitofrontal ?
L'humanité en tant que macro-organisme, ou en tant que macro-cerveau, et entité unique sans le moindre prédateur ne subit aucune pression de sélection pour développer l'équivalent d'un cortex orbitofrontal. Elle est devenue le prédateur ultime de la planète et à force de la considérer, ainsi que l'ensemble du reste du vivant, comme une ressource exploitable à ses fins, elle est en train de devenir son propre prédateur. Jean-Marc Jancovici sollicite l'image d'une colonie de bactéries dans une boîte de Petri qui consomme tout jusqu'à l'effondrement final. Peut-être nous faudrait-il, comme cela est parfois évoqué comme expérience de pensée, qu'une exo-espèce plus intelligente existe pour nous obliger à développer cette empathie globale qui manque à l'humanité. Mais puisque la nature rechigne pour le moment à nous mettre face à un autre prédateur à la hauteur, Sébastien Bohler, sortant momentanément de son coeur de compétences, suggère d'utiliser des machines équipées d'intelligence artificielle pour évaluer nos actions, non pas en termes d'une moralité issue des dogmes religieux, mais en termes d'impact écologique. L'idée est séduisante sur le papier mais j'ai le sentiment qu'elle est naïve. Comme le disait Philippe Bihouix, aucune nation n'a envie de se faire hara-kiri dans son coin et la fuite en avant continue, du fait de la compétition. Et puis d'aucuns qualifient déjà ce genre de propositions comme relevant d'une dictature verte...
Il n'en demeure pas moins que cet ouvrage contient, à l'instar des deux précédents livres de Sébastien Bohler, des informations passionnantes, et incite à réfléchir. Tout comme les comportements innés du cerveau ne sont pas une fatalité et peuvent être dépassés par la construction de circuits neurologiques alternatifs, il n'est pas exclu qu'une prise de conscience globale ait lieu à un moment ou à un autre. Et c'est assurément par le biais de livres comme celui-ci qu'une telle prise de conscience pourra avoir lieu !