17 Avril 2024
Renaud Évrard est enseignant chercheur en psychologie à l'Université de Lorraine, au laboratoire Interpsy de Nancy. En tant que psychologue clinicien et chercheur spécialisé en anomalistique (l'étude des expériences exceptionnelles et des croyances paranormales) il continue de rencontrer des patients dans le cadre de consultations au CIRCEE (Centre d'Information, de Recherche et de Consultations sur les Expériences Exceptionnelles), un centre qu'il a co-fondé avec Thomas Rabeyron et David Acunzo. Et quand on s'intéresse comme lui depuis longtemps aux expériences de mort imminente (EMI), ces rencontres sont absolument nécessaires. Pourquoi ? Parce que chaque expérience contient des éléments qui font qu'elle est unique et qu'elle sort souvent des clichés sur les EMI. Une expérience, correctement explorée grâce aux apports de la microphénoménologie, peut ainsi, à elle seule, remettre en question ce que l'on pensait connaître à leur sujet. Renaud Évrard, en fait de recherche, est authentiquement en quête. Il ne s'agit pas seulement de respecter un cahier des charges du chercheur, mais d'obtenir des réponses à des questions qui l'obsèdent depuis l'enfance. Il y a quelque chose de sacré dans cette approche et les compromis avec la vérité ne sont pas tolérés. Quitte à faire table rase de ce que l'on croyait connaître depuis les années 1970.
Renaud Évrard part du postulat sain qu'il faut s'extraire autant que possible des idées préconçues qui brident la pensée et se laisser guider par les faits. Les faits sont têtus, et si on les observe sans les filtres déposés un à un depuis l'ère Raymond Moody et Bruce Greyson, on se rend alors compte que les EMI sont bien plus variées que les récits désormais traditionnels à base de "tunnel-lumière-ange" et que les outils scientifiques ne le laissent penser, et en premier lieu l'échelle de Greyson. Et le premier cliché qui tombe, c'est le fait que les EMI auraient été découvertes au début des années 1970 grâce à Raymond Moody justement dans son livre et best-seller international La vie après la vie. En réalité, les EMI sont étudiées depuis la fin du XIXème siècle ! Lorsque Renaud Évrard a pris conscience de cela, il s'est replongé dans la littérature scientifique oubliée, dans "les abysses de la connaissance", et a très vite eu "l'impression de recouvrer la mémoire au milieu d'une communauté d'amnésiques". Et c'est l'une des motivations qui l'a conduit à la publication en avril 2024 de son dernier livre en date Expériences de Mort Imminente, chez Albin Michel, une maison d'édition qui lui donne enfin la possibilité de toucher le grand public.
Ronald Beurms, au centre de ce livre, est un comédien belge qui un soir d'été en 2008, rentre chez lui à moto après une représentation sur scène. Roulant très vite sur une petite route, il perd soudain le contrôle de sa moto en raison d'un guidonnage.
Exemple de guidonnage
Réalisant alors qu'il va très certainement y laisser sa vie, et tandis que les vibrations l'ont pratiquement éjecté de sa moto, il vit alors un état de conscience modifié où il a l'impression de sortir hors du corps et où sa perception du temps change du tout au tout. Il se retrouve projeté dans des souvenirs d'enfance, se voit dans la maison de ses parents devant la télévision en train de regarder un programme de prévention routière. Tandis qu'il se rapproche de l'écran, il entend le présentateur dire "Donc, en cas de guidonnage, accélérez." Bien qu'il entende ce terme pour la première fois de sa vie, il comprend immédiatement de quoi il est question et ce qu'il doit faire pour éviter l'accident. Se retrouvant de nouveau sur sa moto, il parvient tant bien que mal à accélérer - un geste qui lui semble totalement contre-intuitif en l'espèce - et de façon très étonnante, il réussit à reprendre le contrôle de la navigation. Ce qui surprend dans le récit de l'acteur, c'est la foule de détails qui remontent à la surface quand il se remémore cette vision en état de conscience modifiée, ce que l'on appelle aussi Fear-Death Experience, une expérience consécutive à la peur de mourir. Renaud Évrard a présenté ce cas à plusieurs de ses collègues et spécialistes, et la moitié d'entre eux a jugé qu'il ne s'agissait pas d'une EMI. Pourtant, sur l'échelle de Greyson, son score est à 12, ce qui qualifie pleinement l'expérience pour cette catégorie (le score doit être supérieur à 7). Le constat est clair: après 50 ans de recherche, il n'existe donc toujours pas de consensus sur ce qu'est une EMI !
Renaud Évrard nous offre un tour d'horizon des connaissances scientifiques en la matière. Avec les progrès scientifiques et des techniques de réanimation, les témoignages d'EMI se sont multipliés. En 2018, des chercheurs ont découvert l'existence d'une onde de la mort suite à l'anoxie (lorsqu'il n'y a plus d'oxygène dans le cerveau), qui correspond à la dépolarisation massive des neurones du cerveau, repoussant ainsi toujours plus loin la limite du processus de mort. Peu de temps après, une autre équipe découvre qu'il est possible de repolariser ces mêmes neurones, ce qui génère une onde de la réanimation, et si cette onde intervient suffisamment tôt, alors la nécrose des tissus n'est pas suffisante pour empêcher leur réparation et un authentique retour à la vie. L'hypothèse est alors émise que c'est lors de cette repolarisation des neurones qu'interviendrait l'EMI. D'autres chercheurs ont étudié les pilotes de chasse qui s'entraînent en centrifugeuse. Certains d'entre eux qui perdent connaissance rapportent que pendant les quelques secondes où ils sont évanouis, ils vivent des expériences de sortie hors du corps qui rappellent les récits d'EMI.
Le monde se divise alors en trois: ceux qui vivent ce type d'expériences à la première personne, ceux qui pensent qu'il y a là la preuve de l'existence d'un conscience délocalisée ouvrant la porte à une survie après la mort physique, et ceux qui pensent qu'il s'agit d'un état neuronal du cerveau encore mal connu. Avec les guerres de religions qui vont immanquablement avec, chaque camp brandissant alors sa carte incomplète de la géographie de cette réalité. Renaud Évrard est de ces scientifiques qui prônent la prudence et mettent en garde contre les biais cognitifs. À ce titre, il ne donne jamais véritablement son opinion intime mais fait une synthèse assez exhaustive des articles scientifiques publiés à ce jour, incluant cette littérature oubliée d'avant 1975. Notamment, il explore en détail une théorie émise par Henri Bergson, celle des deux mémoires, et enrichie des apports des psychologues, et notamment de la théorie de la disjonction échafaudée par Russell Noyes dans les années 70, une théorie que Renaud Évrard avait déjà amplement développée dans un précédent ouvrage: La mort, une expérience. Il montre de cette manière comment l'expérience vécue par Ronald Beurms pourrait s'expliquer par cette approche, ainsi que les nombreuses autres expériences similaires comme celles des alpinistes ayant survécu à une chute et qui ont connu le même type de ressentis. L'hypothèse est la suivante: l'impression réelle ou imaginée de danger est suffisante pour provoquer une disjonction, c'est-à-dire une séparation entre une conscience désincorporée qui donne l'impression d'une sortie sereine hors du corps où le temps serait extrêmement ralenti, et une conscience hyperincorporée qui ferait fonctionner le corps de façon intégralement automatique pratiquant les bons gestes à une vitesse impressionnante, rappelant la notion de "flux" à laquelle se référencent de nombreux grands compétiteurs sportifs pour expliquer leurs prouesses surhumaines à des moments critiques. Il y aurait alors un double avantage darwinien. D'une part, l'optimisation des chances de survie par la non-panique, et une synchronisation parfaite entre une conscience maîtresse de l'analyse de la situation et une conscience parfaitement maîtresse du corps. D'autre part, cette approche aurait des effets à plus long terme face à la survenue d'un stress post-traumatique si le sujet en déduit qu'il y a une survie de la conscience et n'a de fait plus peur de la mort.
Cette hypothèse ne martèle pas pour autant le dernier clou du cercueil d'une vision délocalisée de la conscience puisque lors de cette disjonction, le cerveau aurait à sa disposition l'intégralité des souvenirs personnels et ce, dans les moindres détails, ce qui exclut l'hypothèse qu'autant d'information soit stockée dans le cerveau. Renaud Évrard est ouvert à l'hypothèse qu'une part de conscience serait délocalisée. C'est ce genre de position de ligne de crête qui lui vaut sans doute la réputation d'être trop sceptique pour les uns, et trop croyant pour les autres.
Pour ma part, j'apprécie toujours autant la démarche infiniment saine d'explorer toutes les pistes dites rationnelles avant de s'envoler vers des affirmations extraordinaires qui nécessitent des preuves extraordinaires. Expériences de mort imminente est un travail amplement référencé et pourtant très accessible, qui, certes, n'est pas en mesure d'expliquer l'intégralité des EMI, notamment ce qui concerne les perceptions véridiques, mais qui a l'immense avantage d'exister et de se construire sur les connaissances passées.
Ce que je retiens de cette lecture, c'est que plus on creuse le sujet, plus on a de questions. Renaud Évrard disait tout récemment à ses élèves de master: "On vous demande de fantasmer l'intelligibilité des choses. Je viens de vous résumer vos cinq ans d'études". L'état des lieux des connaissances montre avant tout une grande fragilité de l'édifice scientifique en matière de conscience. Mais je reste convaincu toutefois que c'est par le constat - dans le cadre d'études prospectives - que certaines perceptions hors du corps peuvent être corroborées par des témoins multiples, que nous serons en mesure de trancher plus définitivement sur la nature des perceptions qui surviennent lors des EMI. Et si cela se produit, alors ce sera ni plus ni moins qu'une révolution copernicienne qui nous attend. En revanche, si cela ne se produit pas, ce sera un argument supplémentaire en faveur d'une explication matérialiste de ces expériences.
Le mystère reste entier pour le moment, mais les EMI méritent clairement qu'on y regarde de beaucoup plus près.
Retrouvez Expériences de mort imminente par Renaud Evrard, publié par les éditions Albin Michel. Parcourez nos suggestions de livres Sciences
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