21 Avril 2024
Le 7 février 2022, alors qu'après deux nuits blanches, Emmanuelle de Boysson vient de rendre son nouveau roman June à sa maison d'édition, elle ressent un mal au dos rapidement suivi de nausées, avant de s'allonger et de pâlir. Anthony Palou, dit Anton, son compagnon, critique de théâtre au Figaro, se souvient d'avoir lu que ces symptômes pouvaient être annonciateurs d'un infarctus et a le réflexe d'appeler immédiatement le SAMU. Lorsqu'elle perd connaissance, il pratique sur elle un massage cardiaque intensif, geste appris à l'adolescence auprès de sa soeur infirmière, sans faiblir jusqu'à l'arrivée des secours vingt à trente minutes plus tard. Il ne s'arrête que trois minutes pour aller leur ouvrir, plusieurs étages plus bas. C'est après huit tentatives de relancer le coeur avec des électrochocs que celui-ci redémarre finalement. Emmanuelle de Boysson est alors transférée d'urgence à l'hôpital Cochin à Paris. S'entame alors une lente et laborieuse remontée vers la conscience, cinq tentatives pour la sortir du coma sur une semaine, suivie de séances de kiné chez elle pendant une quinzaine de jours et d'une rééducation de trois semaines en centre hospitalier. Depuis, les tissus nécrosés de son coeur se sont revascularisés et elle-même a pu reprendre sa vie d'avant. Ou presque...
Pendant ces trente minutes de massage cardiaque et d'électrochocs, alors que son cerveau n'est plus correctement irrigué et oxygéné, Emmanuelle de Boysson vit une étrange expérience, quelque chose qui ressemble à un rêve mais avec une forte impression de réalité. "Je m'échappe de mon enveloppe charnelle avec une facilité déconcertante. Trop lourde, trop capricieuse, elle m'encombrait. À présent, je n'ai plus de corps et, en même temps, je me sens plus vivante que jamais, j'existe pleinement, libre et légère. Excitée de fuguer, je sais où je vais, je sais que ce n'est pas loin." Elle se retrouve alors dans une maison grise, traverse un couloir sombre qui débouche sur une autre pièce très lumineuse, éblouissante au point qu'elle n'en distingue plus très bien les contours. Elle se découvre, jeune, mince et embellie, plongée dans des particules d'amour. Elle reconnaît cette villa sans se souvenir d'où elle le connaît. Elle sait que l'hôte du lieu "[l]'aime passionnément". Consciente "qu'ici-bas, Anton s'échine à [la] réanimer", elle se sent arrivée à la perfection, à l'aboutissement de sa vie. Elle commence à distinguer les voix de ses "chers disparus", puis est attirée vers une terrasse noyée par la brume, en bordure d'une mer recouverte d'une couche neigeuse. C'est un peu comme si différents souvenirs se mélangeaient. Cette maison de bord de mer à Mohammedia, en banlieue de Casablanca, ces Vosges où elle partait skier... Dans ce lieu, elle ne connaît plus les émotions négatives comme la peur, la colère ou la jalousie. Mais après un temps qu'elle n'arrive pas à estimer, elle commence à ressentir une forme d'ennui du fait d'être absolument seule dans cet endroit, aussi idyllique qu'il soit. Et puis le vertige aussi car cette terrasse est très en hauteur. Alors qu'elle tergiverse et se demande si elle ne souhaite pas finalement continuer de vivre, des scènes de son passé lui sont montrées à une vitesse vertigineuse, sans le moindre jugement. Elle prend alors conscience du temps qu'elle a perdu à ne pas cultiver ses talents. Puis le manque de ses ami.e.s et de son compagnon commence à se faire ressentir, un dernier coup d'oeil sur l'horizon où elle entrevoit des proches disparus dont ses parents à qui elle crie son amour, où elle distingue le foisonnement de la vie à travers des sons et des odeurs (qui n'est pas sans évoquer l'eden perdu), une ultime inspiration de ce lieu, et la voici qui réintègre son corps tandis qu'a lieu ce huitième électrochoc qui ranime son coeur.
Cette expérience de conscience modifiée ne sera pas la seule de ce type qu'elle vivra. Son coma sera parsemé de moments étranges comme cette fois où elle se retrouve hors du corps à déambuler dans différentes salles de l'hôpital, la salle des infirmi.ères.ers où un médecin quinquagénaire et grisonnant parade devant ses étudiants en présence de sa femme, puis dans une autre salle où ce même médecin a des gestes particulièrement déplacés de l'ordre de l'agression sexuelle (baisers forcés, attouchements) vis-à-vis d'une infirmière kabyle venue lui demander une augmentation.
Une fois rétablie, Emmanuelle de Boysson réalise que ce qu'elle a vécu porte un nom: une expérience de mort imminente. Elle est depuis convaincue que la mort n'est qu'un passage et n'en a plus du tout peur. Elle revient de cette expérience transformée, résolue à vivre encore plus intensément que jamais et se sent désormais investie d'une mission: témoigner et transmettre le bonheur de son voyage vers ce qu'elle appelle son paradis blanc. Dont acte avec la parution en janvier 2024 chez Calmann Lévy du livre Un coup au coeur où elle relate cette expérience et le contexte dans lequel elle s'est produite.
Ce récit me rappelle beaucoup celui du journaliste Philippe Labro dans son livre La traversée paru en 1994. Non seulement il ne s'agit pas d'EMI classiques dans les deux cas, mais les réanimations et hospitalisations ont eu lieu dans le même contexte: celui de l'hôpital Cochin ! Pourquoi cette EMI n'est-elle pas classique ? D'une part, l'expérience ne semble pas débuter par une phase matérielle, par une sortie hors du corps avec autoscopie (le fait de se voir soi-même d'un autre point de vue). D'autre part, il n'y a pas de tunnel, seulement un couloir d'une maison qui débouche sur une pièce très lumineuse, et pas d'être de lumière non plus avec qui un dialogue s'établit. Enfin, il y a cette solitude prégnante qui sera la cause principale de son retour à la vie. Jusqu'alors, je n'avais jamais entendu cette cause invoquée pour un retour dans la conscience de veille. Un coup au coeur est ainsi l'occasion de rappeler que les EMI sont bien plus diversifiées que ce que nous en connaissons depuis les années 1970. Et c'est aussi l'occasion de montrer qu'une telle expérience qui est souvent présentée comme idyllique, voire souhaitable, s'accompagne de moments véritablement difficiles en milieu hospitalier.
Emmanuelle de Boysson est journaliste, mais également auteure prolifique de 25 romans et essais, et co-fondatrice du Prix de la Closerie des Lilas. Cette reconnaissance de l'auteure par le milieu littéraire et journalistique français est intéressant parce qu'il permet à ce type de témoignages d'accéder à un public qui ne s'intéresse pas a priori aux EMI. Ce témoignage vient notamment ainsi s'ajouter à celui de Philippe Labro déjà cité mais aussi à celui de David Foenkinos. Avec Un coup au coeur, de nouvelles portes médiatiques semblent s'ouvrir à ces expériences qui sont de plus en plus prises au sérieux par la science, même si le consensus les explique comme étant de nature hallucinatoire à l'opposé des témoins qui sont très majoritairement persuadés de leur authenticité et de leur réalité.
Après avoir lu de nombreux essais consacrés à ce sujet, j'ai eu un coup de coeur pour ce livre qui aborde cette thématique sous l'angle du récit littéraire tout en sortant des clichés habituels. Et surtout, il est notable qu'il ne fait pas l'impasse sur l'épreuve physique et la souffrance consécutives à l'infarctus. Nous est présentée la réalité crue d'une intervention somme toute banale du SAMU, ainsi que celle du quotidien d'un service de réanimation. Rien n'est idéalisé. On sent très bien que l'expérience n'a pas été une partie de plaisir, mais qu'elle a le mérite d'avoir été transformatrice. Emmanuelle de Boysson a eu le courage d'en faire témoignage. Grâce lui en soit rendue !
Un Coup au coeur (Grand format - Broché 2024), de Emmanuelle de Boysson | Calmann-Lévy
"Il était 17 h 20 lorsque mon cœur s’est arrêté. Je ne me suis aperçue de rien.Ça s’est pass&
https://www.calmann-levy.fr/livre/un-coup-au-coeur-9782702188606/