Charline Malaval - Sorcière de la nuit

C'est en discutant avec des amies à Riga que l'auteure Charline Malaval découvre l'existence d'un corps d'aviation de l'armée russe intégralement féminin, composé de pilotes, de navigatrices et d'un régiment de bombardiers de nuit, monté en 1942 tandis que l'offensive allemande battait son plein et que les armées russes et allemandes convergeaient vers Stalingrad pour s'y affronter dans le cadre d'un siège qui allait devenir le début de la fin pour le nazisme. L'histoire basée sur des faits réels - mais romancée avec talent dans Sorcière de la nuit - nous raconte l'histoire méconnue de ce corps d'armée à travers trois jeunes femmes, Ania, Sofia et Oksana, déterminées à défendre leur pays après la trahison d'Hitler qui a pris les Russes par surprise en rompant unilatéralement le pacte de non-agression signé en août 1939 entre Von Ribbentrop et Molotov. Dans une Russie épuisée par le stalinisme et plongée dans une atmosphère de suspicion permanente, ces trois jeunes femmes vont tout faire pour intégrer l'aviation, animées à la fois par l'envie de défendre leur pays, mais aussi par l'opportunité exceptionnelle de piloter des avions, un domaine quasi exclusivement réservé jusque là aux hommes. Si Sofia et Oksana sont déjà des pilotes confirmées et extrêmement douées, ce n'est pas le cas d'Ania, qui n'a jamais posé les mains sur les commandes du moindre avion. Mais sa volonté et son culot sont plus forts que tout, et avec l'aide de son amie Sofia, elle va apprendre très rapidement les rudiments qui vont lui permettre d'intégrer la formation militaire et le corps des "sorcières de la nuit", qui harcèlent les lignes de front ennemies chaque nuit dans des avions déclassés et obsolètes, les Polikarpov Po-2, des biplans faits d'un cadre en bois et d'ailes en toile. Leur seul avantage est d'être ainsi indétectables au radar. Pilotant uniquement à vue, ces femmes avaient pour pratique d'éteindre les moteurs à proximité du front, de planer silencieusement et de larguer des bombes à la main ! Fidèles à la tradition soviétique de faire beaucoup avec très peu, ces "Nachthexen", comme les qualifiaient les Allemands, étaient particulièrement craintes en raison de leur furtivité, mais aussi du fait qu'il s'agissaient de femmes.

Très rapidement, Sofia et Oksana vont s'illustrer dans les combats aériens au sein de l'unité prestigieuse des pilotes de chasse, jusqu'à faire la une des journaux soviétiques, malgré des avions nettement moins performants que les Messerchmitt allemands (modèles Sukhoi, Petliatkov, Iliouchine et Yak). De son côté, bien qu'elle ait montré des prédispositions extraordinaires pour le vol et le combat aérien, en gagnant notamment un combat contre son instructeur, Ania n'a pas intégré l'unité des pilotes. Ivan Goliouk, un petit commissaire politique en charge de déceler des traîtres au régime dans l'armée, s'y est en effet opposé après avoir assisté à l'une des sessions d'entraînement nocturnes d'Ania et de Sofia. Dès lors, il n'aura de cesse de vouloir démontrer qu'Ania n'a qu'une obsession, celle de passer à l'Ouest car il ne s'explique pas autrement cette volonté d'intégrer l'aviation par une femme sans la moindre expérience. Cet état de fait, s'il était avéré, rendrait alors de facto coupables de trahison ses collègues féminines qui ne la dénoncent pas, un crime passible de la peine capitale.

En parallèle, Sorcière de la nuit met en scène Pavel, un jeune youtubeur Russe digital native en proie à des dettes vis-à-vis de la pègre moscovite, qui après une désastreuse séance d'escalade de building de son associé roofer s'enfuit chez son oncle pour se faire oublier. Celui-ci, un chasseur de trésors de guerre, l'emmène alors avec lui dans une grande randonnée de plusieurs jours au coeur de la forêt qui borde le réservoir de Tsimliansk, un lieu qui fut sur la ligne de front en 1943 et le théâtre de nombreux combats aériens. Et Pavel qui ne sait pas véritablement quoi faire de sa vie assiste à la découverte par son oncle d'un avion de chasse d'époque relativement intact, avec le squelette d'un pilote à son bord. Ou bien s'agit-il d'une pilote ?

Sorcière de la nuit est un ouvrage de haute voltige qui inclut de nombreuses références historiques et contemporaines, et qui nous plonge dans deux Russie séparées par 75 années, toutes deux magnifiquement renseignées. D'un côté, il y a celle de Staline et de son armée vaillante malgré l'atmosphère pesante de suspicion, de dénonciation, de purge, une armée de chair à canon à la limite de la déshérence, comptant sur le nombre de recrues pour pallier les retards technologiques en matière d'armes. De l'autre, il y a la Russie de Poutine, avec un autre style d'autoritarisme et de déshérence, où une certaine jeunesse urbaine survit au quotidien, sans rêver d'avenir. Ce parallèle entre deux présents immédiats met en opposition des jeunes du même âge (22 ans) dans deux contextes où la vie humaine a si peu de prix que seul le contact rapproché avec le danger et avec la mort est vecteur de sens...

Les éditions Préludes ont cessé leur activité en janvier 2023 mais la publication en août 2022 de Sorcière de la nuit fait figure de baroud d'honneur tant la facture de cet ouvrage est belle ! C'est l'un de ces livres pour lesquels on peut éprouver du regret qu'il se termine, de la tristesse de quitter ses personnages. Il est bien écrit et documenté, le développement de l'histoire qui nous fait chavirer perpétuellement entre deux époques est très efficace, les émotions sont là, c'est un authentique page-turner qui n'a rien à envier à la production de Jean-Christophe Rufin, un auteur que j'apprécie particulièrement. Je ne connaissais pas l'auteure globe-trotter Charline Malaval, et c'est totalement par hasard lors d'un salon en Moselle où elle était en signature à côté de Thaël Boost que son livre m'a été chaleureusement conseillé par une personne que je remercie au passage. Une authentique et magnifique surprise !