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22 Juin 2025
Suite à l'attaque terroriste du Hamas qui a eu lieu le 7 octobre 2023 et qui a abouti à l'assassinat d'environ 1.200 Israélien.ne.s et à la prise de 251 otages, Israël est entré en guerre déployant une puissance de feu que d'aucuns considèrent comme disproportionnée, tandis que d'autres la trouvent tout à fait légitime. Cette situation aboutit désormais à une catastrophe humanitaire sans précédent et j'éprouve de grosses difficultés à comprendre comment l'action militaire d'Israël dans ces formes peut être justifiée (bien que j'en comprenne les raisons). C'est pourquoi j'essaie de lire autant que possible sur le sujet en puisant à des sources variées et en échangeant avec des personnes de la base factuelle de leur opinion. Ce n'est pas un exercice simple tant il existe une ligne de clivage qui par moment peut sembler infranchissable. Pour faire court, soit on est pour l'action d'Israël et le soutien est inconditionnel, soit on est contre et c'est l'anathème qui est inconditionnel.
Pour les personnes qui soutiennent l'action militaire d'Israël, toute information qui vient de Gaza est forcément contrôlée par le service de propagande du Hamas et relayée dans le monde par des sympathisants de la cause palestinienne plus ou moins antisémites (plutôt plus que moins). La comptabilité des morts palestiniens est considérée comme fausse parce que très largement exagérée. La moralité des soldats de Tsahal est considérée comme très au-dessus de la moyenne et les exactions qui sont captées ou rapportées par certains soldats sont euphémisées au prétexte qu'il n'existe aucune guerre propre et que les soldats sont très jeunes (ce qui est factuellement vrai). Les ONG présentes sur places (comme l'UNWRA, Médecins Sans Frontières ou Human Rights Watch) sont considérées comme manipulées par le Hamas quand elles ne sont pas envisagées comme complices pleinement consentantes. A l'inverse, les informations qui viennent de Tsahal ou du gouvernement israélien sont considérées comme vraies et indiscutables. Pour les personnes qui critiquent l'action israélienne, c'est évidemment une vision symétriquement opposée qui est proposée: les décomptes du Hamas et les informations issues de l'ONU, des ONG, des reporters palestiniens ou des médecins présents sur place sont crédibles, et pour elles, Israël est un état génocidaire.
Ce clivage aboutit à des haines très vives et des échanges d'insultes entre partisans d'un camp ou de l'autre. L'émotionnel est en émulsion et peu de gens arrivent à garder la tête froide. Il faut dire que ce n'est pas évident tant les images qui nous parviennent du terrain de guerre sont terribles et horribles, tant les témoignages de la population sont poignants et tant la communication d'Israël joue clairement contre son camp. Pour dire les choses clairement, je suis tous les jours en larmes face à la détresse et la souffrance de la population palestinienne, et je ne parle pas de mon sentiment d'impuissance face à la brutalité déployée sur ce timbre-poste de territoire. Mon empathie est mise à rude épreuve mais je veux sincèrement comprendre pourquoi l'armée israélienne agit comme elle le fait, comment elle justifie ce qui me semble relever de l'injustifiable. Il est important de relever qu'Israël interdit toute présence de journalistes étrangers à Gaza, de sorte que les informations qui nous parviennent sont soit issues des journalistes palestiniens, soit issues de vidéos postées quasiment en instantané par des particuliers sur les réseaux sociaux, soit de membres d'ONG (et compilées par exemple dans le film d'Aymeric Caron Gaza après le 7 octobre), soit de l'armée israélienne. Ou bien elles sont issues de correspondants de médias internationaux qui ne sont pas à Gaza, et qui au mieux observent à la jumelle depuis le côté israélien de la frontière. Actuellement, il y a très clairement une guerre des images que certains qualifient même de "huitième front".
Je suis depuis quelques années ce qui est rapporté par Charles Enderlin que je considère comme pondéré et très éclairant sur les enchaînements d'événements et les personnalités politiques ayant mené à la situation actuelle, mais me manque le vivant et le quotidien de Gaza, puisque lui-même n'y est pas allé récemment. C'est pour y voir un peu plus clair dans le maelström émotionnel que j'ai ainsi acheté Un historien à Gaza de l'historien et professeur à Sciences-Po Jean-Pierre Filiu, publié fin mai 2025 aux éditions Les Arènes, qui était présent sur place régulièrement depuis les années 1980, mais surtout qui a pu entrer dans le territoire via MSF entre le 19 décembre 2024 et le 21 janvier 2025. Jean-Pierre Filiu parle couramment arabe et connaît bien ce territoire enclavé entre l'Egypte et Israël où il a de nombreux amis. Il a donc le double avantage d'à la fois maîtriser d'un point de vue académique l'histoire de Gaza, et d'en saisir l'essence au coeur même du vivant. Cela lui confère un statut assez unique, à la fois d'historien et de journaliste, et fait de ce livre un contenu que j'aborde avec l'a priori qu'il touche au plus près la vérité.
Très rapidement, dès le début du livre, l'auteur fait part de sa sidération vis à vis des paysages dévastés qu'il découvre à l'aube après être entré dans la Bande de Gaza. "Rien ne me préparait pourtant à ce que j'ai vu et vécu à Gaza." C'est un choc: "... ce sont des zones ravagées qui émergent de l'ombre à mesure de l'avancée du convoi. Un paysage dantesque dont seuls se distinguent des éclats vite engloutis par l'épaisse noirceur. Une litanie de ruines plus ou moins amassées, plus ou moins effondrées qui défilent sans très jusqu'à acquérir la consistance d'une séquence continue d'épouvante." Le sentiment d'insécurité est total. La mort peut frapper à tout moment depuis les airs, depuis la mer, depuis la terre. La mort peut venir d'Israël, comme elle peut venir du Hamas ou des gangs financés par Israël. La mort peut venir de la pénurie de nourriture, de carburant et de médicaments. La mort peut venir de la sursaturation des hôpitaux qui tiennent encore debout malgré leur pilonnage en dépit des lois internationales. La mort peut venir du soleil comme de la pluie, de la chaleur comme du froid. La mort frappe de façon ciblée et de façon arbitraire. Gaza est un lieu où les enfants ont intégré le danger dans leur vie et sont capables d'identifier au son la distance d'un impact pour décider d'en tenir compte en fuyant ou de l'ignorer en conservant leur sourire. Gaza est une zone où le survol des drones - ces moustiques létaux de métal - est incessant, de jour comme de nuit.
Jean-Pierre Filiu décrit la disparition des rues, la perte totale de repères géographiques, les tentes à perte de vue, les heures passées pour trouver de la nourriture ou de l'eau, l'absence quasi totale d'intimité dans ces zones où la densité atteint 16.500 habitants au kilomètre carré, les déplacements ordonnés par l'armée israélienne. Gaza est un pays où 90% des bâtiments ont été intégralement ou partiellement détruits, où l'essentiel de la population est désormais SDF. La destruction est industrielle, elle n'épargne ni les bâtiments des instances onusiennes, ni les lieux de culte, ni les hôpitaux. A propos des hôpitaux, Jean-Pierre Filiu mentionne que certaines vidéos transmises par Tsahal pour justifier la présence du Hamas dans les sous-sols sont peu fiables et contiennent par exemple des erreurs de raccord qui montrent qu'il s'agit de mises en scène. Il décrit également le fait que les soldats détruisent sciemment les dossiers médicaux. Pour le quotidien, il nous fait suivre le cours en shekels des denrées alimentaires, et notamment des cigarettes, un cours manipulé par le Hamas et par des gangs armés par Israël qui accentuent artificiellement les pénuries afin de faire monter les prix. L'économie de la survie où si tout le monde n'est pas contre tout le monde, on sent bien que certains se comportent en authentiques salauds et tirent leur épingle du jeu. Les quelques convois humanitaires sont à peu près systématiquement attaqués dès le passage de la frontière israélienne par les pirates de la route sous l'indulgence complice de Tsahal. Jean-Pierre Filiu explique que les gilets pare-balles estampillés "Presse" des journalistes palestiniens les désignent plus comme des cibles qu'ils ne les protègent. Au moment où j'écris cette chronique, ce sont plus de 200 journalistes qui ont été tués sur à peu près 300 en activité. Le huitième front commence à la source de l'information... A travers ce qu'il relate, on sent sensoriellement la pression vécue par les civils pris en étau entre Tsahal, le Hamas et les gangs et l'absence d'espoir que cela entraîne. Une pression entretenue par la politique annexionniste de Netanyahu et qui n'est pas sans rappeler le slogan "La valise ou le cercueil" dans le contexte de la fin de l'Algérie française.
Dans le cadre de la sortie de Un historien à Gaza, Jean-Pierre Filiu a fait plusieurs passages sur les plateaux de télévision et sur des chaînes YouTube. Ce qui m'a particulièrement marqué, c'est sa pudeur, sa retenue, sa pondération et sa précision. Il n'utilise par exemple jamais le mot génocide, lui préférant le terme de guerre inhumanitaire. Ce qu'il dit est sourcé, aussi factuel que possible, documenté. C'est là que l'historien prend le pas sur le journaliste, avec une inscription rigoureuse des événements dans une suite historique. Ce livre répond ainsi très bien à mes attentes initiales et je le recommanderai à toute personnes qui désire en savoir plus sur le quotidien et le contexte historique de la guerre à Gaza. Qui plus est, c'est un livre dont les bénéfices sont reversés à MSF, une raison supplémentaire de l'acheter.
Un historien à Gaza - Jean-Pierre Filiu - Les Arènes
" Vous avez voulu l'enfer, vous aurez l'enfer. " C'est en ces termes que l'armée israélienne a déclenché sa guerre contre la bande de Gaza après les attentats du 7 octobre 2023. Une guerre qui...