15 Octobre 2021
Après avoir exploré dans le best-seller Le bug humain le mode de fonctionnement d'un tout petit morceau de cerveau archaïque, le striatum, central dans le circuit de la récompense et de la dopamine, qui modèle nos styles de vie d'être humains dispendieux, avec les conséquences catastrophiques sur la planète que l'on connaît, le docteur en neurosciences et polytechnicien Sébastien Bohler remet ça avec une autre partie du cerveau mise à rude épreuve à l'heure actuelle: le cortex cingulaire. Ce nouvel ouvrage paru en 2020 s'intitule Où est le sens ? et étudie en détails le rôle de cette zone responsable entre autres choses de l'anticipation de la récompense, de la détection de la dissonance cognitive, et de manière plus générale, de la recherche de sens dans les actions de tous les jours.
Avant toutes choses, je me dois de préciser que Le bug humain figure dans mon top 5 personnel des essais et que de ce simple fait, j'avais beaucoup d'attentes sur le livre suivant. Je n'ai pas été déçu. Où est le sens ? vient parfaitement compléter ce qui avait été avancé précédemment.
L'angle adopté par Sébastien Bohler est proche de celui de Noah Harari dans Sapiens. C'est une grille de lecture neurologique appliquée à l'histoire de l'humanité, rien de moins. Où l'on apprend que l'être humain ne survit pas bien, livré à lui-même dans une jungle où rôdent des prédateurs bien plus puissants que lui, et qu'il n'a pas d'autre choix que le grégarisme pour augmenter ses chances de transmettre ses gênes. Mais la survie en groupe est une danse synchronisée qui nécessite que les autres soient prévisibles. Dans des petites sociétés de chasseurs cueilleurs, la prévisibilité vient assez naturellement, mais dans un monde où l'agriculture provoque la sédentarisation et l'inflation des populations, il faut une motivation extérieure. C'est ainsi - et c'est l'hypothèse de l'auteur - que l'homme invente les dieux et leurs commandements qui ont valeur de lois transcendantales. Des larges groupes d'individus aux motivations diverses, désormais stabilisés, vont pouvoir fonctionner de concert au profit d'un collectif qui est supérieur à l'individu. Des milliers d'années de pratique ont façonné les cerveaux humains de façon darwinienne: le cortex cingulaire fonctionne à plein régime avec succès.
Mais voici que ce progrès humain, alimenté par les besoins du striatum et du circuit de la récompense à la dopamine, connaît une accélération exponentielle: l'ère industrielle des machines à vapeur, du pétrole, de l'électricité, de l'électronique, de l'Internet, fait voler en éclats la nécessité des dieux fédérateurs et la notion même de grégarisme. En 200 ans, les technologies et l'abondance énergétique ont permis à l'être humain de redevenir viable en dehors des groupes, moyennant une explosion de la complexité. En revanche, l'évolution darwinienne ne va pas aussi vite que les progrès technologiques: le striatum et le cortex cingulaire n'ont pas eu la possibilité de s'adapter à l'anthropocène, ce qui fait que l'humain reste fondamentalement un bonobo, dont le néocortex est l'esclave des zones plus primitives du cerveau.
Or, la société industrielle avec l'augmentation de l'obsolescence a rendu l'incertitude de nouveau omniprésente. Le cortex cingulaire, en équipe avec l'amygdale et l'hippocampe, va générer du stress sous forme de cortisol. Homo Deus est ainsi un grand angoissé qui a besoin de trouver des stratégies pour calmer son cerveau qui a désespérément besoin de s'accrocher à des certitudes: calmants, anxiolytiques, psychotropes, alcool, cigarette, drogue, porno, achats compulsifs, divertissement, malbouffe, ou déni. Les morts par maladies cardiovasculaires liées à l'abondance dépassent les morts par malnutrition. Un milliard de personnes sont dépendantes à la nicotine. Dieu est mort et "l'intestin tient lieu de métaphysique".
Les technologies "constituent une fuite face à l'absurdité qu'elles génèrent par leur propre existence". Mais, parce que tout va trop vite, parce que le monde est trop complexe, parce que le futur est trop incertain, le grégarisme retrouve une certaine vitalité autour de valeurs conservatrices. C'est ainsi que naissent les complotismes, les extrémismes identitaires, les racismes, ou le fait de "se définir par rapport à un groupe d'appartenance" de manière générale. Le repli sur des valeurs simplistes, voire caricaturales, devient profession de foi. Le phénomène Zemmour peut largement s'expliquer par le cortex cingulaire: dans un contexte d'inégalités sociales, les populations ont besoin d'un leader fort. Le bonobo refait surface, et il n'est pas content!
Ce cerveau adapté a la survie dans un milieu hostile - mais simple - dysfonctionne dans un monde d'opulence à sept milliards d'habitants où la complexité règne en maître. On a vu dans Le bug humain que le striatum nous mène tout droit à l'extinction, que ce soit par le réchauffement climatique d'origine anthropique, par la pollution, par les maladies ou par les guerres. Seul le cortex cingulaire avec son besoin de sens a un petit pouvoir de changer cet ordre des choses. Et Sébastien Bohler de suggérer que l'être humain se redéfinisse une morale autour des valeurs écologiques puisqu'il y a un danger d'effondrement des civilisations humaines avéré scientifiquement, où le mal serait défini à l'aune de ce qui contribue à notre extinction massive, et le bien par rapport à ce qui nous permettrait de survivre. La proposition est tentante, et il vaut mieux parce que c'est pratiquement la seule.
J'aime la science quand elle renoue avec ses fondamentaux: répondre aux questions existentielles et expliquer l'ordre des choses. Peut-être que je tombe moi-même dans le piège de la tentation par des explications simplistes et dans celui du grégarisme scientiste. Qui sait ? Ayant pris conscience de nombreuses dissonances cognitives en moi, j'ai traversé récemment une période d'intenses remises en question et d'interrogations vis à vis de l'absurdité du monde, notamment professionnel. Cela pourrait expliquer mon intérêt pour ce genre d'essais. Il n'en demeure pas moins que les arguments avancés dans ce deuxième ouvrage du neuroscientifique sont étayés, ce qui a l'avantage d'être une tentative aussi forte que possible de coller aux faits. Où est le sens ? est - à mon sens - un livre qui fait énormément de bien - qui fait sens ? - dans un monde de post-vérité, et pour cela, il mérite d'être lu et relu massivement.
L'humanité du XXIe siècle vit un cauchemar, mais nous avons une opportunité unique de nous réveiller. Notre monde est au bord de l'asphyxie. Les espèces vivantes s'éteignent, les calottes gla...