17 Juillet 2022
Après un premier contact de lecteur avec Ingrid Thobois à travers le magnifique Miss Sarajevo, j'ai souhaité (ardemment) me replonger dans son univers mais en reprenant par le commencement. Le roi d'Afghanistan ne nous a pas mariés est en effet son premier roman, publié en 2007 et donc écrit par une auteure dans sa vingtaine. Lorsque je découvre des musiciens prodiges ou géniaux, j'essaie systématiquement de retrouver les enregistrements les plus anciens possibles afin de remonter aux racines en me demandant si ce talent était déjà visible à l'époque. Ainsi, le guitariste Biréli Lagrène était absolument prodigieux déjà sur les vidéos de lui à l'âge de 11 ans et il ne faisait aucun doute qu'il survolerait le jazz un jour. Tout comme Michel Petrucciani et tant d'autres qui touchent le ciel du bout de leurs doigts, bien au-delà de considérations techniques qui relèvent plutôt de la virtuosité, laquelle peut être dénuée d'inspiration. C'est une question qui me taraude: quelle est la part de grâce dans le talent ? On dit que la valeur n'attend pas le nombre des années, et il me semble que ce "on" anonyme noyé dans la masse a bien raison. À la lecture du premier roman publié d'Ingrid Thobois, la grâce est bien présente!
L'histoire en soi n'est pas d'une grande originalité. Une femme part enseigner le français langue étrangère à Kaboul, y rencontre un homme marié, vit une passion dévorante avec lui et découvre la lâcheté masculine quand l'heure est venue de quitter la femme officielle pour la maîtresse. Cette histoire d'amour déçu n'est au fond qu'un prétexte pour parler du personnage principal du livre: l'Afghanistan. Pas celui des livres d'histoire et des légendes. Celui du XXIe siècle, bien concret, bien réel. Celui loin d'être cicatrisé des plaies béantes de la guerre, celui des mines anti-personnel, celui des factions armées, celui des attentats qui frappent au hasard, celui qui cache ses femmes, celui qui se vit sans filtres, celui où les adultes ont la spontanéité des enfants, que ce soit dans leur côté radieux, accueillant et lumineux que dans leur côté cruel et sombre. Chaque paragraphe décrit sous couvert de narration l'Afghanistan omniprésent de cette histoire. On y ressent aussi bien l'oppressante menace sourdre que l'ébahissement face à la magnificence des montagnes, la joie de rencontrer des élèves respectueux
Ce qui fait également l'originalité de ce livre, c'est l'écriture d'Ingrid Thobois où, par le biais une mise en abyme, elle décrit ni plus ni moins que le rapport au monde et à l'écriture qu'elle entretient, qui est le contraire de l'isolement. L'auteure s'expose, et affûte son regard à la beauté singulière, comme en témoigne ce scorpion blanc qu'elle décide de réifier par les mots. Des mots qui la touchent d'autant plus que leur sens lui échappe. Sensibilisée au voyage par la lecture intensive de Kessel, la narratrice - qui partage nombre de similitudes avec l'auteure - est appelée à mémoriser ou à noter quantités de détails et de fulgurances qui feront sa future matière littéraire. Sans crouler sous le poids des figures de style, la restitution de ces notes est empreinte de poésie, et c'est un bonheur de lire chacune des phrases ciselées comme une porte en bois de camion afghan au couteau à bois. Et que dire de la sensualité! Les couleurs et les odeurs voyagent si bien à travers l'encre de ses mots. "La difficulté, en Afghanistan encore plus qu'ailleurs, c'est qu'au moindre pas que l'on fait les yeux un tant soit peu ouverts il vous tombe dans le coeur suffisamment de matière pour écrire dix volumes."
Mais l'Afghanistan aux mille couleurs n'en demeure pas moins dangereux du fait des hommes, et parfois hostile du fait de la nature elle-même, quand celle-ci se fait tremblement de terre. Il ressort de ces pages que cette terre inhospitalière est un creuset alchimique, qui forge des humains d'une grande noblesse, qui initie à l'amour, à l'émerveillement et à la rudesse de la vie. C'est la terre qui a révélé Ingrid Thobois, ce n'est pas rien!
Le roi d'Afghanistan ne nous a pas mariés me confirme dans l'idée que cette auteure est une grande écrivaine naturelle, alliant virtuosité, inspiration, poésie et sensibilité, dont je vais probablement lire l'intégralité de l'oeuvre, de la trempe d'Amin Maalouf.
Le Roi d'Afghanistan ne nous a pas mariés
On dit que le grand amour est un voyage... Une jeune Française arrive en Afghanistan, peu après l'intervention américaine, pour donner des cours de français. Elle s'éprend d'un autre expatrié...
https://www.livredepoche.com/livre/le-roi-dafghanistan-ne-nous-pas-maries-9782253125648