Ingrid Thobois - Miss Sarajevo

Dans la Bosnie en guerre de 1993, Joachim, un jeune homme fraîchement parti de Rouen, fait ses premières armes dans le photojournalisme. Dans la Sarajevo assiégée, ligne de front entre forces serbes et bosniaques, où le seul point d'eau de la ville se trouve non loin de la tristement célèbre "Allée des snipers" où "l'espérance de vie est d'une trentaine de secondes", la vie est rythmée par les tirs quotidiens d'artillerie, les explosions et le sifflement des balles.  Joachim apprend rapidement à ne plus sursauter aux explosions, entrant dans cette normalité irréelle de la zone de guerre, où les riverains sourient à l'idée que l'on puisse attacher sa ceinture en voiture, où le nombre de personnes qui tombent sous les balles détermine si c'est une journée pour aller se ravitailler ou s'il vaut mieux rester à la maison, où l'on apprend à se méfier des fenêtres. Appareil photo en bandoulière, il est accueilli par une famille composée d'une maman journaliste Vesna, de sa fille Inela et de son fils Zladko, un adolescent devenu l'homme de la famille et partant au combat plusieurs jours par semaine.

Dans ce contexte est organisé un acte décalé d'une poésie bravache et dérisoire, mais à la portée symbolique si forte: un concours de miss, un événement qui a donné son nom au livre d'Ingrid Thobois, paru en 2018, Miss Sarajevo. Symbole de cette vie qui continue obstinément, avec cette légèreté qui se joue du drame, telle une fleur dans un trou d'obus. Dans sa famille d'accueil, Joachim va éprouver à la fois la légèreté de la préparation à ce concours dont Inelda sera la lauréate, mais aussi le quotidien de la guerre, accompagnant Zladko sur le terrain, et tutoyant la mort. Cette pulsion de mort ne vient pas de nulle part mais d'un drame personnel. La soeur de Joachim s'est en effet précipitée depuis le balcon au huitième étage de l'appartement familial à Rouen, et a chuté sans un cri, sans laisser de lettre ou d'explication, tandis que lui était en totale insouciance dans la salle de bains. Sous le choc, sa mère développe une forme très précoce et agressive de la maladie d'Alzheimer à laquelle elle succombera en deux ans. Bien que nullement responsable de ces drames en série, Joachim sent peser sur lui le poids d'un sourd reproche et prend sur lui une part de culpabilité. Il vivra désormais comme un trompe-la-mort, fuyant son passé qu'il va refouler, et quittera Rouen pour ne plus jamais revoir son chirurgien cardiologue de père.

C'est à l'occasion du décès de ce dernier 25 ans plus tard, qu'il va devoir affronter les fantômes de ce passé, ayant hérité de l'appartement familial à la condition de revenir à Rouen. Il comprendra alors le sens de son parcours et se libérera de ses démons et de ses peurs.

Ce livre est le premier que je lis d'Ingrid Thobois et c'est à mes yeux un véritable joyau. L'écriture est maîtrisée, densément poétique, et d'une grande précision historique. Le récit est documenté et journalistique, mais le regard de l'auteure sur les événements ainsi que les correspondances qu'elle établit avec la tragédie personnelle de ces familles brisées sont fulgurants. C'est un patchwork de scènes mêlant présent et flashbacks qui se répondent en écho à travers les allers-retours du temps. C'est un type d'écriture qui me bouleverse profondément, tant la beauté du regard et la richesse de l'âme y sont omniprésentes. Je n'hésiterai pas à dire qu'il s'agit de virtuosité.

Miss Sarajevo est un livre que je relirai. Comme un sachet de thé très concentré qu'il est inacceptable de jeter après une première infusion parce que ce serait gâcher tous les arômes qu'il recèle encore, une seule lecture n'est pas suffisante pour en retirer tout le potentiel esthétique. En ce qui me concerne, Ingrid Thobois m'a donné envie de la lire en intégralité et dans l'ordre chronologique pour être témoin de l'évolution de son style, comme on peut étudier l'évolution d'un musicien de génie. Je ne peux pas faire plus élogieux que cela: lisez-la et rendez-vous compte par vous-mêmes!