Jérôme Attal - Neuf rencontres et un amour

Avec Neuf rencontres et un amour, paru en janvier 2024 chez Fayard, Jérôme Attal signe son retour dans la période de l’entre-deux-guerres, dans l’univers parisien artistique et fantasmé déjà dépeint dans l'excellent 37, étoiles filantes. Il continue d'explorer les territoires amoureux de l'attirance, du baiser, et au-delà, se plongeant dans la tension du désir, celle d'avant la fusion des corps, celle dont le destin est de se claquer entre les bornes solaires des condensateurs humains. Cette tension va s'installer entre deux personnalités historiques faites personnages : Antonin Arthaud et Anaïs Nin, marqueurs polaires de leur époque. L'un est poète et acteur, torturé par une douleur chronique qui l'entraîne d'opiumerie en opiumerie vers une folie qui se confond encore avec de l'excentricité au moment du récit. L'autre est le parangon de la femme libre, une femme dont le mariage n'est aucunement un frein à ses aventures amoureuses, une exploratrice de l'instant présent, de la sensualité et du sexe, tous genres confondus, qu'elle consigne jour après jour dans son journal intime. Mais pas seulement, car ce serait réducteur. Anaïs Nin est de manière générale fascinée par la création sous toutes ses formes, par la substance de l'art, dont la vocation est de faire exploser tous les cadres. Alors en effet, pourquoi ne pas faire de sa propre vie l'oeuvre d'art ultime ?

Antonin et Anaïs se rencontrent lors d'un dîner mondain qu'elle organise dans sa grande demeure à Louveciennes, un village situé au-dessus de Versailles, dans la maison-même où elle commence la rédaction du premier tome de son fameux journal. Anaïs jouit déjà d'une telle réputation littéraire qu'il est recommandé de ne pas lui offrir de livre (elle l'aurait déjà lu) ou de ne pas lui composer de poème (elle en ferait un meilleur). Par ailleurs, son tempérament d'amoureuse chronique opérant dans le secret de polichinelle et son hypersensualité sont déjà bien installés. "Le désir qu'on éprouve pour elle, du moment qu'il paraît obsédant, insoutenable et dénué de calculs, se répand dans ses veines avec la précision d'un poison, la violence enivrante d'un parfum." Dès le premier regard, elle est captivée par son apparence spectrale de "dandy démon". Dès le premier regard, le coeur d'Antonin est une bête traquée par le désir de lui plaire. Mais ces deux incarnations félines de la liberté ne disposeront que de neuf rencontres "pour que survienne quelque chose d'exceptionnel" ; après quoi, "[ils] tomberon[t] dans l'habitude et la banalité". Ainsi l’a décidé le poète maudit. Neuf rencontres comme autant de vies de chat dont on envie "leur noblesse, leur indépendance, leur détachement". Un clin d'oeil à son précédent opus Petit éloge des chats ? Neuf rencontres, prévues ou improvisées, pour Anaïs Nin(e) et Anto nin(e), pour vivre l’ivresse des sommets. Sans aucun espoir d’aller plus haut. C'est autour de cette pensée limitante comme contrainte relationnelle que se tisse le récit. Mais après tout, est-ce que ce ne sont pas les règles qui font la saveur des jeux ?

Ces deux planètes de nature lunaire vont ainsi se mettre en orbite l'une de l'autre, le temps d'un livre. Et ce sera l'occasion de redécouvrir l'univers fascinant du Paris mondain et artistique, oscillant entre génie et décadence, entre authenticité et calcul, dans un monde qui plonge dans la crise, en queue de comète du crash boursier de 1929. Une plongée dans la légende.

Antonin Artaud est l’une des incarnations du Fool on the Hill, qui regarde le monde tourner, le soleil se lever et les oiseaux nicher. Sous les pavots, la plage. Anaïs Nin est la femme puissante des autres, la muse qui s’amuse, la gitane sans filtre, dragonne fragile et polyamoureuse naturelle qui sème du soufre sur les pages de son journal extime. Elle est de ces rares qui aiment aimer sans entraves, bien avant l'heure.

Jérôme Attal a ce don de redonner vie à ces esprits iconiques et fascinants, ouverts sur l’ailleurs, fondamentalement libres. S’inspirant de sa passion pour les lettres d’amour, il sublime la matière littéraire de la correspondance écrite entre Anaïs Nin et Antonin Artaud, quitte à l'alimenter de quelques anachronismes. Une concession offerte à la démesure de deux humains sans concession qui ont chacun facilement vécu neuf vies en une.

J'adhère. Et je recommande !