21 Novembre 2023
Je ne lis pas beaucoup de fictions dernièrement et c'est par une amie qui m'a offert et recommandé ce livre de Martine Desjardins, une auteure que je n'avais jamais lue encore, que je m'y suis remis. Méduse est publié en 2020 chez L'Atalante. L'illustration de couverture, très jolie et dérangeante, m'a particulièrement donné envie de rentrer dans l'histoire présentée comme gothique, féministe et cruel. A la lecture du roman, je ne peux que valider cette description.
Méduse est le nom d'une jeune fille dont les yeux ont quelque chose de si particulier qu'elle en est considérée comme monstrueuse par toutes les personnes qui posent le regard sur elle, et en premier lieu sa propre famille. Le lecteur va bien entendu ignorer pendant l'essentiel du roman de quelle sorte de difformité il s'agit, puisque ce regard ne nous est présenté qu'à travers celui des autres et à travers leurs réactions horrifiées. Dès sa naissance, l'essentialisation est en marche. Méduse en a oublié son propre prénom tant elle n'est identifiée qu'à cette différence. Elle-même ne s'est jamais vue dans un miroir et elle fait tout son possible pour éviter de se confronter à son propre regard. Elle vit donc en se conformant à cet effarement systématique que lui retournent les autres, baisse la tête, se fait aussi petite que possible en s'excusant presque de vivre. Elle donne tout au long du roman des dizaines de noms à ses yeux, tous différents: mes Ignominies, mes Rébarbativités, mes Abîmes, mes Dévastations, mes Onanismités, mes Cyclones, mes Fatalités... C'est ainsi qu'elle accepte sans broncher d'être placée par son père dans une institution, l'Athenaeum, en charge des enfants - toutes des jeunes filles en l'occurence - présentant des difformités trop importantes et dérangeantes pour la bonne société. Il est ici fait référence à la déesse Athena qui avait puni Méduse, pourtant victime d'un viol par Poséidon, en transformant ses cheveux en serpents: l'Athenaeum est donc le temple de l'injustice. Ce lieu très fermé est géré d'une main de fer par la directrice assistée de plusieurs intendantes qui infligent à la chaîne humiliations et punitions douloureuses à ces pensionnaires, les "protégées". Une fois par lunaison, les jeunes filles sont droguées pour se prêter aux jeux pervers et sadiques des bienfaiteurs, tous des hommes de haut rang. Mais ce qui se passe à l'Athenaeum reste à l'Athenaeum. Il est impossible à quiconque de s'enfuir, le lac attenant étant lui-même infesté de méduses aux filaments mortels, et parfois des petits paquets sont jetés dans ce lac par les intendantes.
Tout dans ce roman est porteur de symbolisme et a une dimension archétypale. L'histoire propose peu d'indices quant à sa temporalité et, ce faisant, brouille les pistes pour accentuer le côté mythique et fabuleux du personnage principal. Car, c'est précisément cela qui importe. Il s'agit de mettre en lumière la place de la différence dans la société, et de la femme en particulier, tour à tour objet de rejets et de jeux pervers. Subalterne toujours. Et complice de la perversité des hommes si elle veut accéder à quelques privilèges qui n'en sont pas réellement. Pratiquement tout est inhumain dans ce livre, sauf peut-être Méduse elle-même, et les autres pensionnaires. La monstruosité ne se trouve pas là où la norme la pointe du doigt. Et Méduse parviendra à briser ce système en acceptant sa nature et en transformant ses attributs distinctifs en une force implacable à laquelle seules les personnes sincères peuvent survivre.
Méduse m'a fait très fortement penser à Mercure d'Amélie Nothomb. Si Martine Desjardins partage ces côtés mythique, mythologique, grec, gothique et intemporel avec la romancière belge, je trouve Méduse quand même bien plus profond et poétique. Il y a aussi du Sade, du Harry Potter, de la Servante Ecarlate, du Game of Thrones dedans, quelque chose de plus visuel. Et un amour très visible des mots. Ce n'est pas de prime abord le genre de littérature que j'affectionne mais je reconnais que livre-ci est porteur d'une force particulière. Je suis sûr de ne pas trop me tromper en recommandant les 206 pages de cette Cendrillon sombre, les inconditionnel.le.s d'Amélie Nothomb s'y retrouveront très certainement. Pour les autres, le livre vaut par sa dimension archétypale et dérangeante, et comme il est franchement bien écrit, c'est un bon choix. Les yeux fermés !
On la surnomme Méduse depuis si longtemps qu'elle en a oublié son véritable prénom. Elle marche tête baissée, le visage...
https://www.l-atalante.com/catalogue/la-dentelle-du-cygne/meduse-9791036001604/