22 Novembre 2023
La rage est l'état extrême de la colère. On ne nait pas enragé, on le devient. Jules Bonnot, 13 ans, abandonné par ses parents et ses grands-parents, est enfermé à la colonie pénitentiaire de Belle-Île-en-Mer - une maison de correction - où, d'une injustice à l'autre, il devient la Teigne. Et en 1929, quand on est un enfant enfermé dans une maison de correction, ce ne sont pas les injustices qui manquent. Dans ces milieux carcéraux règnent les petits chefs et les caïds, la brutalité et l'arbitraire. Faute de futur et honteux du passé, on se contente d'un présent continu où la gentillesse est considérée comme la pire des faiblesses et est de fait sanctionnée par les pire des abus, y compris sexuels. La hiérarchie est déterminée par les seuls rapports de force et la propension à la cruauté. L'individualisme à son comble, il n'y a pas de place pour la solidarité dans ce monde-là. Un monde animal.
A la différence des caïds, La Teigne n'utilise pas sa force pour s'adapter au système en maltraitant ses frères de détention, mais pour qu'on lui foute la paix. Survivre oui, mais pas au prix de la délation. En dépit de sa noirceur extrême, il subsiste en lui certaines valeurs, comme une lumière dans la nuit. Lui ne fera jamais partie du monde des salauds. Se défendre, défendre ses intérêts, mais sans jamais être complice de cet ordre établi qui permet l'existence de lieux tels que ce centre pénitentiaire, un authentique bagne pour enfants. Il y a du Bobby Sands et de ses compagnons d'insoumission dans ce personnage qui n'abandonnera jamais sa dignité et résistera à la compromission jusqu'au bout. Il y a évidemment aussi du Sorj Chalandon, son double hexagonal.
Dans ces échos de colère, de l’Irlande à Belle-Île-en-Mer, du Pays Basque aux faiseuses d'anges, les mains sont souvent des poings, et les poings souvent fermés. Alors quand vient l’injustice de trop, l’orage éclate de larmes accumulées, c’est un enchaînement de déchaînements, l’hubris, un carnaval brutal. Le 27 août 1934, 56 enfants se mutinent et se font la belle après qu'un surveillant a cassé les dents de l'un d'entre eux à coup de clés. Et pour quel motif : Il a mangé le fromage avant la soupe ! La mutinerie se transforme en grande évasion. Mais, sur cette île de 17 kilomètres de long, aucune issue n'est possible: on ne s'échappe pas comme ça de Sing-Sing et d'Alcatraz. Qui plus est, au sein de la population prévenue de cette rébellion et sur le qui-vive, une chasse aux enfants s'organise, avec la promesse d'une récompense de 20 francs par tête. Dehors règnent les croquants de Brassens, prompts à dénoncer pour une pièce d'argent, qui rient de les voir emmenés.
L'Enragé est l'histoire de Jules Bonnot qui sera le seul parmi ces enfants à ne jamais être retrouvé. Présumé noyé, Sorj Chalandon lui invente un destin. De l'Irlande sous le joug anglais à l'enfance sous le joug de l'autorité d'adultes prêts à vendre leurs frères pour un plat de lentilles, il n'y a qu'un pas. Dans un cas comme dans l'autre, les traitres ne manquent pas, le mal est banal. Ces adolescents privés de liberté pour les mauvaises cartes distribuées par la vie sont les malades déclarés d’un monde plus malade encore, livrés à l’arbitraire de cognes profitant des maigres privilèges que leur octroie leur rang. L’enragé est l’odyssée d’un Spartacus à peine sorti de l’enfance, vilain petit canard déchaîné, enjambant les murailles de la bêtise humaine, et celles qu’il a construites autour de son cœur et de sa sensibilité pour survivre, simplement survivre, solitude contre solitudes. La rage de trop d’injustices accumulées décuple les forces contre les ordres dominants. Ici, point de bienveillance, et de la démesure en toute chose. La loi du plus fort partout, la solidarité nulle part. Les coups pleuvent, les jours de mitard et les coups de trique se gagnent à la moindre insoumission. Ici, point d’enfant, juste de la mauvaise graine. Par décret ou par nature. Ici, les larmes sont renfermées, gardées pour la rage de demain, elles se font armes. C’est un creuset où l’on transforme l’or en plomb. Les monstres ne sont pas ceux que l’on croit. Ce qui distingue l’Homme de l’homme, c’est cette capacité à s’abstraire de toute complicité avec le système défaillant, le code d’honneur qui donne ce qu'il reste de nord: tu ne dénonceras point, mais tu feras justice toi-même, quitte à attendre le temps qu'il faudra et qui de toutes façons ne manque pas. C'est l'enfance du temps d'avant le Front Populaire, des chiens perdus sans collier, des maisons de redressement, avec pour seul horizon celui de la majorité que tout le monde n'atteindra pas. L'Enragé, c'est le récit d'une lutte passée qui trouve bien trop d'échos aujourd'hui.
Jules Bonnot retrouvera un futur grâce à la fraternité d'un couple qui n'a jamais vendu ses valeurs humanistes: Ronan et Sophie Kadarn. Lui est marin sardinier, propriétaire d'une chaloupe où il travaille avec 4 autres taiseux comme lui. Elle est infirmière, au centre pénitentiaire le jour, et faiseuse d'anges la nuit. Rousse, comme pour en souligner son irlandité. Jules est fait mousse pour se fondre dans la masse. Ses cheveux repoussent et il sort de l'impasse. Ronan en fait son neveu et le considèrera dès lors comme son fils. Jules est adopté par l'équipe puis s'intègre dans le paysage de l'île. Ronan est le contraire du personnage de Mon traître.
Le récit est noir, puissant, tragique et prenant. L'Enragé est un Sorj Chalandon grand cru. L'intégrité, c'est de continuer à faire le bien, même quand personne ne regarde. Un hommage aux humains de la trempe de Cédric Herrou, à tous les Auvergnats de Brassens, à tous les Jean Valjean, à ces désobéissants civils qui résistent à la banalité du mal, et sont ainsi la rédemption du reste de l’humanité.
L'enragé (Grand format - Broché 2023), de Sorj Chalandon | Grasset
laquo; En 1977, alors que je travaillais à Libération, j’ai lu que le Centre d’éducation surveill&eacut