Jérôme Attal - L'âge des amours égoïstes

Après son étincelant Petit éloge du baiser qui proposait un panorama subjectif et interjectif des multiples façons qu'ont deux paires de lèvres mues par le désir de se rencontrer, façon Cent vues du mont Fuji, Jérôme Attal nous invite le temps d'un roman, L'âge des amours égoïstes, paru en 2022, à inscrire nos pas dans ceux de Nico, son double littéraire qui connaît l'amour au premier regard avec une jeune fille prénommée Laura, et qui ensuite ne rêve obsessivement que de fusion des lèvres et des corps avec elle. Nico mène une double vie d'artiste. Etudiant en histoire de l'art où il peine à terminer son mémoire de maîtrise sur Francis Bacon, ou "plus précisément, sur une série de toiles qu'il a peintes d'après un tableau de Van Gogh", il est également chanteur interprète de ses propres écrits empreints de poésie au sein d'un groupe qui survit et n'est jamais qu'à un concert de la désintégration. Un groupe dont les membres pourraient faire partie du club des coeurs solitaires.

Ayant appris lors de leur deuxième rencontre que Laura adore Gainsbourg, Nico se trimballe pendant tout le roman une sculpture de tête de chou volée au cimetière Montparnasse sur la tombe du grand Serge, qui n'avait pas peur de mêler poésie éthérée et grossier. Parmi ses aphorismes, "L'amour est aveugle et sa canne est rose" pourrait bien résumer ce récit. Nico connaît en effet tout les symptômes de l'amour aveuglant, l'amour-passion, un amour qui le fait se désintéresser de son groupe de musique, du critique musical qui pourrait changer le destin de ce groupe, et de ses études, un amour qui lui fait "dilapider ses soirées" à écrire des lettres et des poèmes qu'il n'enverra jamais les trouvant toujours trop convenus. Un amour alimenté par la frustration délicieuse des baisers qui n'aboutissent sur rien. Une histoire qui se déroule dans l'antichambre de l'amour, et de ses illusions.

Nico se trouve au commencement d'une histoire tandis que conjointement, son père se trouve à la fin d'une autre. Et l'on découvre que les stratégies de l'un pour tuer le temps entre deux baisers répondent aux stratégies de l'autre pour survivre à la séparation d'avec sa mère. Les deux pieds de l'arc-en-ciel. Les histoires d'amour finissent mal, en général. Comme une piqûre de rappel, s'il en était besoin.

Et quel meilleur endroit pour bien vivre et mal finir une histoire que le décor tout en noctambulisme de 37, étoiles filantes, épicentre bohème de la vie parisienne, le quartier Montparnasse avec ses artères coronaires, la rue Mouffetard et le boulevard Raspail, ce "lieu par excellence où on pouvait pleurer tranquille toutes les larmes de son corps dans l'indifférence générale" ? Featuring Anaïs Nin et son journal comme un lointain écho. "Le quartier, c'était moi", le Monparno de coeur n'est jamais bien loin.

Mais on retrouve aussi l'ancien timide du Petit éloge du baiser, qui laisse parfois filer des occasions, tout en étant capable d'une grande audace par ailleurs. Au fond, n'est-ce rien d'autre que cela l'apprentissage ? Et cet aiguillon de la jalousie, des scénarios qu'il fait pousser dans le fertile d'une imagination débordante, moteur des plus grandes prises de risque dans la conquête amoureuse, égoïste forcément à ces âges où la concurrence est exacerbée par l'extase des shoots de dopamine naturelle. L'auto-dérision en bandoulière, Nico joue le rôle du clown blanc poète. Son beau-frère, Ignacio, quant à lui tient le rôle de l'auguste, l'écrivain nombriliste, qui met sa vie en scène sur les réseaux sociaux pour récolter des likes, à l'affût des articles qui parlent de lui, marketer insupportable qui surjoue son accent sud-américain parce que ça vend mieux, et pour qui globalement ça marche. Un personnage qui n'est pas sans évoquer le Jean-Paul Sartre jeune de 37, étoiles filantes. Jérôme Attal aurait-il maille à partir avec ce type d'écrivains karma bitches qui puisent leur dopamine dans la reconnaissance ? C'est toutefois une réalité de la Writer's Life pour l'écrivain qui veut vivre de sa plume: la difficulté de se constituer un public, et la nécessité de se créer un personnage public pour continuer d'exister une fois le livre refermé. Marcher sur la ligne fine entre la personne et le personnage, entre le compromis et la compromission, entre la lumière et l'ombre. Pour Jérôme Attal, ce sera la figure du dandy fragile.

Dans L'âge des amours égoïstes, il y a un peu des Illusions perdues, un peu de Paris est une fête, un zeste de ce temps qui s'étire indéfiniment saupoudrée d'amours-amitiés de substitution, de ces nuits où l'on se raconte à coeur ouvert, où l'on fait l'amour à l'une en pensant à l'autre. C'est l'âge planant d'avant le reality check, l'âge de tous les possibles, l'âge de toutes les projections, de tous les transferts, de tous les costumes, l'âge où l'on prend ses marques dont certaines brûlent au fer rouge, l'âge qui laisse des traces, des cicatrices, des souvenirs vivifiants. L'âge de la fin de l'enfance et de son insouciance. L'âge où les musiciens rêvent de rencontrer le succès. Un âge que l'on a envie de faire durer un petit peu plus longtemps, pour repousser plus loin cet âge adulte où "on va vivre en pavillon et faire des enfants." Un âge dont on ressent la nostalgie sitôt qu'il est révolu.

Comme Nico, je n'ai pas eu non plus trop envie de grandir et je me suis bercé d'illusions, timide, introverti et intense. Peut-être que c'est pour ça que j'aime tellement la plume et le point de vue de Jérôme Attal. Sur ce, je vais de ce pas me réécouter Restez avec moi pour garder quatre minutes de plus en bouche le goût de mon propre âge égoïste.

Et pour celles et ceux qui le souhaitent, un petit jeu de piste. Chaque exemplaire dédicacé par Jérôme Attal contient un petit bout d'un poème. J'ai eu la strophe 89:

"D'aventures sur le rebord
D'une soucoupe
Confidences pour le plaisir
Electriques"

N'hésitez pas à déposer vos strophes personnelles pour reconstituer ce poème puzzle.