Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
TélescoPages

Un espace dédié à la musique, à la littérature, à la science, à la conscience, et au-delà

Joy Sorman - A la folie

De Joy Sorman, j'avais lu à sa sortie en 2014 le roman La peau de l'ours que j'avais apprécié sans toutefois le trouver exceptionnel. Mais après tout le bien que j'entends ou lis à propos de cette auteure, je me suis dit qu'il fallait vraiment que je me replonge dans un autre de ses livres, et c'est une heureuse circonstance qu'elle ait eu une actualité avec la sortie à le rentrée littéraire 2021 de À la folie.

Avant toute chose, je dois confesser que ce livre est une surprise complète pour moi du fait que je n'avais pas préalablement lu la quatrième de couverture et que je m'attendais à de la fiction. Loin s'en faut! Il ne s'agit de rien d'autre qu'un reportage fruit d'une année en immersion, qui traite de la question de ceux que l'on qualifie communément de fous, au sens pathologique du terme. Et c'est toujours bigrement intéressant de voir voler en éclat ses propres préjugés!

De la question de la folie, et bien qu'ayant beaucoup lu quelques livres traitant de psychologie, je n'avais qu'une vision périphérique, construite sur les descriptions de Carl Jung et de Freud, jeunes internes en psychiatrie, ou sur la réputation des Petites Maisons et son quartier des "Insensés" dont l'écho s'est fait sentir jusque dans la littérature française classique. J'en avais aussi la vision peu élogieuse transmise par les tenants de l'antipsychiatrie dans les années soixante. Bien entendu, j'ai vu et revu "Vol au-dessus d'un nid de coucou". Mais plus récemment, il y a eu le témoignage glaçant de l'actrice Sandrine Bonnaire à propos de sa soeur Sabine, où elle raconte comment l'hôpital psychiatrique et en particulier l'abrutissement par les médicaments ont entamé profondément sa raison. J'ai connu moi-même les urgences psychiatriques pendant cinq jours à une période récente et difficile de ma vie et je n'en ai pas conservé un souvenir particulièrement ému. Et sur un registre qui oscille entre humour et lourdeur, il y a évidemment les paroles caricaturales de Psychostar Show/World du rappeur Kamini, ancien infirmier en hôpital psychiatrique.

À la folie est une plongée frontale dans cet univers qui confine au carcéral et où l'on découvre avec effarement la réalité du terrain où survivent tant bien que mal ces poussières d'êtres fragmentés que la société cherche par tous les moyens à cacher sous le tapis. La folie, du moins celle reconnue et authentifiée comme telle - le cachet du psychiatre faisant foi - n'est plus montrable mais cela n'a pas toujours été le cas. A l'époque d'avant les DSM successifs (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, le livre de référence de la psychiatrie sponsorisé par l'industrie des psychotropes et neuroleptiques) où dans sa version 5 ultra-pathologisée, toute personne saine d'esprit est un malade qui s'ignore, les fous étaient acceptés, tenaient un rôle, à l'image de Michael, l'idiot du village du film de David Lean, La fille de Ryan. Si certains croquants se moquaient d'eux, il y avait aussi une certaine bienveillance, une acceptation, une intégration. La norme était alors différente, beaucoup plus large et inclusive, et les standards virtuellement inexistants. Mais les normes ont évolué conjointement à l'industrialisation et avec l'avénement de l'ère du fonctionnel, les injonctions à la normalité se sont faites plus pressantes. Toute personne hors-norme est désormais considérée comme un risque ou une menace, ou a minima, comme un grain de sable honteux dans les rouages de la société du paraître.

À la folie dresse une galerie de portraits de l'écosystème des hôpitaux psychiatriques, sans le moindre jugement, avec bienveillance mais sans complaisance. La lumière du projecteur est portée sur les patients, mais aussi sur le personnel soignant, les médecins et les ASH (agents des services hospitaliers). C'est précisément de cette façon que les préjugés explosent et que les nuances s'imposent. Les fous retrouvent leur humanité et la plupart ne sont pas fondamentalement différents des personnes considérées comme saines - parce que fonctionnelles - au prix d'une certaine consommation de somnifères, d'anxiolytiques et d'anti-dépresseurs. Certains d'entre eux sont névrosés, d'autres sont psychotiques, et comme à l'extérieur, il règne au sein de ces micro-sociétés des rapports de force, des attirances et des répulsions. Il y a beaucoup d'infantilisation aussi. L'iso (la cellule d'isolement) est brandie comme une menace, l'unité de punition, souvent la journée. Les psychotiques (en principe non responsables de leurs actes) sont soumis à un nombre invraisemblable de règles dont la plupart ont été conçues pour des névrosés (en principe responsable de leurs actes), des règles qu'en toute logique ils enfreignent régulièrement.

Grâce à À la folie, j'ai découvert qu'il existe une hiérarchie pyramidale au sein des établissements psychiatriques: le médecin-chef et les médecins dont beaucoup ont semble-t-il peur des patients, les infirmiers et les aide-soignants qui eux connaissent les patients mais n'ont pas le temps, et il y a les ASH qui pratiquent une désobéissance civile tolérée bien que qualifiée de "glissement de tâche" face à la déshérence conséquence de la politique du chiffre et de l'omnipotence des tableurs. Et il y a des vacataires qui font des remplacements, même à l'âge de 70 ans, pour compléter leur retraite. C'est un monde à la Brazil de Terry Gilliam, où la charge administrative atteint des sommets, passant en priorité devant l'humain, qui fait que les soignants passent plus de temps à compléter des formulaires qu'à s'occuper des patients. Un monde où règne une injonction à la distance alors que pour des patients privés d'un usage thérapeutique de la parole, le contact physique est si important.

Il y a un peu de Florence Aubenas et de son Quai de Ouistreham dans l'approche littéraire de À la folieJoy Sorman fait un travail de réhabilitation de l'humain absolument nécessaire et en creux, c'est l'inhumanité de la société industrielle et fonctionnelle qui est mise en lumière. Comme le disait l'un de mes philosophes préférés, Jiddu Krishnamurti, "ce n'est pas un signe de bonne santé mentale d'être bien adapté à une société malade." Et me viennent les paroles de la chanson Fool on the Hill de sir Paul McCartney (qui fête huit décennies de vie à l'heure même de la rédaction de cette chronique):

But the fool on the hill
Sees the sun going down
And the eyes in his head
See the world spinning 'round

Le monde a besoin de plus d'artistes, de philosophes et d'écrivaines de la trempe de Joy Sorman. Leur folie est un bien nécessaire car le salut viendra des marges. 

Joy Sorman - A la folie
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article