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14 Juin 2022
Lors de l'édition 2021 du salon bisontin Livres dans la Boucle, j'ai eu l'opportunité d'assister à une rencontre entre Cécile Coulon qui présentait Seule en sa demeure (et le Jura) et Clara Dupont-Monod qui lui répondait avec son roman S'adapter (et les Cévennes). Je profite de l'occasion pour dire à quel point j'apprécie ce type de rencontres qui dépassent largement le cadre de la littérature. Lorsque deux personnes à ce niveau de richesse, d'intelligence et de culture se rencontrent, se respectent et s'écoutent, il en résulte l'opportunité d'une pollinisation et de belles prises de conscience. Ou l'envie d'en savoir plus et de rentrer dans l'univers des auteur.e.s et de leurs livres. Dont acte.
De rencontres, il est question dans S'adapter. Celles de chacun des membres d'une fratrie avec un frère nouveau-venu qui a la particularité de souffrir d'un polyhandicap lourd, handicap mental et handicap physique qui le prive de la mobilité, de la vision, du langage et de l'essentiel des interactions avec son environnement hormis l'audition. Cette arrivée est un choc dont l'onde consécutive s'avèrera être un tsunami au sein de cette cellule familiale. Désormais, la normalité ne fera plus partie de leur vie. Face à ce handicap qui va prendre l'essentiel de la place, de l'attention et du temps des parents, chacun va devoir s'adapter, et surtout renoncer. Renoncer à l'insouciance d'une adolescence classique, renoncer à l'emprise des premiers émois amoureux, renoncer aux amitiés fondatrices, renoncer à la paresse, renoncer à la complicité entre un grand frère et une grande soeur et leur benjamin. Ce handicap est une injustice dont il est impossible de se plaindre à qui que ce soit. La faute à pas de chance. Comment blâmer un dieu en lequel on ne croit pas ? Et il y a cette obligation pour chacun d'assumer, les parents en premier lieu, mais évidemment cette fratrie qui n'a pas choisi la venue de ce frère qui mobilise l'essentiel du temps et de l'attention de ses parents.
S'adapter décrit à la première personne de trois subjectivités le parcours intérieur de l'adaptation face à un envahissement contre lequel il est tacitement interdit de se révolter, face à une condition contre laquelle il est interdit d'éprouver du dégoût. Il y a d'abord la prise de conscience de la maladie elle-même quand ce bébé habillé des projections que chacun fait sur lui s'avère ne pas être en capacité de répondre à ces attentes. Petit à petit, la dépendance prend de plus en plus de place privant chacun d'une grande part de ses rêves et de ses futurs possibles, et obligeant cette mini-société à se réorganiser, à se réinventer, à s'attribuer des rôles, à se choisir une stratégie de survie.
"A enfant hors norme, savoir hors norme, pensait l’aîné. Cet être n’apprendrait jamais rien et, de fait, c’est lui qui apprenait aux autres." L'aîné, initialement extraverti et social, va se découvrir dépositaire d'une mission, celle de protéger ce petit frère fragile à temps plein, de lui offrir tout l'amour dont il est capable, en prenant sur lui de soulager une partie de la peine de ses parents. De ce bât, il tirera une contrepartie, le contact quotidien avec "l'impassible bonté, la primaire candeur de l'enfant" dont le pardon est la nature "puisqu'il n'émettait aucun jugement", "ignorait, de façon absolue, la cruauté", en d'autres termes: une "expérience de la pureté" qui le bouleverse. Et qui va peu à peu le transformer, le faire grandir, en le coupant de sa soeur d'abord, de ses pairs ensuite pour faire de lui un adulte grave et solitaire, dépourvu de relations amoureuses.
"Dès sa naissance, elle lui en a voulu. [...] Elle avait compris que cet instant-là était celui de la fracture. C'était fini." La cadette, quant à elle, vit dans l'attente d'une relation normale avec son grand frère dont elle sera frustrée de la fin de l'enfance jusqu'à l'entrée dans l'âge adulte, se contentant du fantôme de sa présence plutôt que de le perdre pour de bon. Elle vit dans la honte de ce petit frère dont elle cache l'existence à ses amies qu'elle n'invite jamais à la maison, puis dans la honte de ressentir cette honte, et trouve le réconfort et un refuge dans une parenté de substitution: sa grand-mère, qui la gâtera, lui apportera la connaissance des plantes, le goût des gaufres à l'orange et la soutiendra contre vents et marées jusqu'au bout de sa vie. Une grand-mère capitaine d'un navire à la dérive, qui contiendra le bouillonnement sans objet précis de la cadette: des bagarres, des décompensations en classe, la pratique de la boxe, un point de fuite: le Portugal, le maquillage outrancier, et pour un temps, l'absence de relations amoureuses elle aussi. Exister autrement, se faire remarquer à travers la punkerie. Mais après le choc de la mort de cette grand-mère pilier de vie ou béquille, l'adaptation prendra une forme radicalement opposée. La cadette se fera démiurge, chorégraphe silencieuse du soulagement, reprenant la mission du grand-frère à l'insu de tou.te.s, ce qui lui apportera enfin une forme de paix. Une adaptation solaire.
"Il arrivait après les drames. Par conséquent, il n'avait pas le droit d'en créer." Il y a enfin le point de vue de ce nouveau benjamin, "le dernier", né après les faits qui doit grandir dans les décombres de cette famille en reconstruction, dans l'ombre omniprésente et pesante de cet absent qui restera à jamais un petit frère, même pour lui. Et qui porte sur les épaules la charge invisible de se montrer absolument exemplaire, "grandit dans les soupirs de soulagement" et "prend soin, d'abord, de ses parents." Un enfant-cicatrice. Un enfant de la renaissance. Un enfant qui, tout à son rôle rédempteur, ne voit pas son haut-potentiel se faire inadaptation sociale parmi les enfants de son âge. A l'absence de ce frère disparu s'additionnent les absences conjointes de l'aîné et de la cadette partis faire leur vie. Mais à lui revient le seul bénéfice de pouvoir profiter pleinement de ses parents, dans le cadre d'une certaine normalité.
Outre la charge émotionnelle du récit de l'impact du handicap sur une cellule familiale, S'adapter, n'est pas dépourvu de poésie comme en témoigne le fait que les narratrices de cette histoire sont les pierres des murs de la maison! Il y a un parallèle très fort avec la vision d'une Cécile Coulon, avec qui il règne une estime réciproque. Les paysages cévenols de l'une qui se font réceptacles des frustrations, des souffrances, et des révoltes, font écho aux volcans de l'autre qui tiennent le même rôle. La sororité est également stylistique: des phrases courtes, une poésie diluée dans la prose, un registre sémantique naturaliste, de la contemplation et des introspections. L'histoire tient pratiquement intégralement dans les têtes des personnages, lesquels ne sont pas nommés autrement que par leur rang familial, ce qui apporte un caractère universel au récit.
Ce livre, et c'est assez rare pour être relevé, a reçu à la fois le prix Fémina et le prestigieux prix Goncourt des lycéens. C'est dire à quel point S'adapter parle, droit au coeur. C'est une sacrée belle performance pour une auteure qui s'était jusque là plutôt installée dans la fiction historique. Et je joins assez logiquement ma voix au concert des louanges.
Prix Goncourt des lycéens 2021, Prix Femina 2021, Prix Landerneau 2021C'est l'histoire d'un enfant aux yeux noirs qui flottent, et s'échappent dans le vague, un enfant toujours allongé, aux joue...
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