17 Juin 2022
Quelle surprise de découvrir dans ma boîte aux lettres hier ce petit ouvrage, et quelle bienveillance souriante de la part de son expéditrice! L'art de foutre en 40 manières est un opuscule d'auteur.e anonyme, dont l'origine remonte à 1833 et dont le titre évocateur ne fait pas mystère de sa nature. Rien à voir avec L'art subtil de s'en foutre par Mark Manson, ici il s'agit d'une sorte de dictionnaire amoureux de l'amour physique avec les mots du début du XIXème siècle. En ces temps-là post-révolutionnaires, le libertinage autrefois réservé à la cour et à ses courtisan.e.s, s'embourgeoise. La sexualité connaît une forme de disruption, encouragée en cela par le siècle des lumières et l'agonie du dieu de Nietzsche. La peur des enfers reculant, les moeurs évoluent, les pulsions sexuelles perdent leur caractère honteux et redeviennent naturelles. La pornographie encore très teintée de son acception originale (l'écriture ou la peinture à propos des prostituées) se diffuse dans les sociétés citadines, et se raffine. A l'initiative de l'Italie (en particulier de Venise et d'Arrezzo) - mais plusieurs millénaires après les sutras indiens quand même - le sexe devient une forme d'art, une affaire de goût et d'esthétique. Comme une façon de remettre l'église au milieu du village, le plaisir redevient le maître du jeu.
Ce qui étonne, c'est que de façon très moderne, il s'agit ici de plaisir partagé, et non pas mesquinement d'un plaisir réservé aux seuls hommes. En 1833, la femme telle que décrite dans ce livre n'était plus l'objet des perversions marquisiennes sadistiques, tout en n'étant pas encore l'objet qu'elle est devenue avec l'avénement de la société de consommation. Le plaisir de la femme est aussi important que celui de l'homme, et ses orgasmes multiples doivent être satisfaits, ne fût-ce qu'avec plusieurs partenaires masculins jusqu'à satiété des sens.
Comme toute activité ludique, le sexe se décline selon différentes pratiques et variantes. Et c'est avec beaucoup de dérision que L'art de foutre en 40 manières se prête au jeu, sollicitant les sens au travers de la musique, de la gravure et de la poésie, multimédia de papier. Chacune des quarante manières est en effet illustrée d'une gravure, et d'un poème chansonnier qui reprend tel ou tel air connu de l'époque. Certaines de ces manières se pratiquent en couple, d'autres nécessitent plus de monde, l'homosexualité y est tout à fait bienvenue et normale et l'adultère y est considéré comme une norme. D'autres manières nécessitent du matériel, une grande souplesse ou des mesures hors-normes. Enfin, quelques manières sont offertes comme un remède à un problème particulier (femmes délaissées par leur mari, hommes qui ont des problèmes d'érection...). Ce qui est notable, c'est qu'aucune pratique n'est taboue. Et que systématiquement, tous les partenaires déchargent et jouissent de façon relativement synchronisée!
"Diversité, c est notre devise, jouir est tout!"
Il y a évidemment un caractère très subversif à ces livres qui circulaient sous le manteau. La noblesse y est montrée comme plutôt décadente, les curés et religieuses sont décrits comme maître.sse.s de la lubricité ("Messieurs les membres du clergé foutent comme les autres et même mieux, en raison des obstacles et des difficultés qui accroissent les désirs"), les performances plutôt gymnastes, et comme chez Sade, les orgasmes sont à répétition. Et la femme est à égalité avec l'homme! On retrouve les thématiques reprises un siècle et demi plus tard par Brassens, celui d'un sexe rousseauiste, à garder hors des enjeux de la morale, des castes et des âges. Le sexe comme une danse naturelle, que peuvent enfin se réapproprier les gens du peuple.
Cerise sur le gâteau: le vocabulaire de l'époque. Beaucoup des expressions n'ont pas survécu à l'épreuve du temps mais quel plaisir de les dépoussiérer pour se les remettre en bouche:
- Gamahuchez! fouteurs, paillards, partisans du con et du cul, gamahuchez! vous y trouverez du plaisir, du bonheur et de grandes ressources pour la foutromanie
- Ils peuvent encore se donner le postillon... et le trio déchargera en communauté
- Il est bon de se rincer le cul, le con et le vit avant l'opération et ce, avec de l'eau parfumée, parce qu'il faut chasser l'odeur de marine
- Elle le suce, le baise, lui fait langue-fourrée
- Gamahuchez, branlez, foutez en bouche, en cuisses, et pour terminer, en cul!
En 1833, Dieu est sur le point de mourir, et Priape, prêt à le remplacer. Le monde d'avant les internets avait ses charmes...