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Abdul Waheed Zazaï & Julie Ewa - Liberté, ma dernière frontière

Sept-mille kilomètres séparent Strasbourg de la province afghane de Pakliya. Soit une dizaine d'heures d'avion en toute sécurité. Pour un voyageur muni d'un passeport occidental en tous les cas. Mais pour d'autres personnes, cette distance se mesure en mois, en brutalités, en précarité, en faim, en soif, en de multiples dangers de mort... Abdul Waheed Zazaï fait partie de cette catégorie que l'on appelle des réfugiés. Âgé de 15 ans en 2013 dans une petite ville d'Afghanistan à 3 heures de route de Kaboul administrée par les talibans, il est contraint par sa famille à fuir son pays, une famille dont les membres qui ne soutiennent pas le régime sont menacés de mort. D'ailleurs, son père a disparu du jour au lendemain. À 15 ans, c'est donc déjà l'heure des choix: rejoindre sous la contrainte les forces talibans, ou entrer dans la clandestinité et ne pas y survivre à plus ou moins long terme. Or, quand on est un jeune Afghan, il n'existe qu'un seul moyen de partir: les réseaux de passeurs. Un seul horizon: la France. Pour le reste, l'inconnu.

Tout.e réfugié.e doit apprendre très rapidement quelle est la façon la moins risquée de risquer sa vie. Rester, c'est mourir, mais partir, c'est souvent mourir. C'est pourquoi la voie du réfugié est avant tout celle de l'invisibilisation, laquelle nécessite de prendre de grands risques et de mettre son corps à très rude épreuve. Là encore, c'est risquer de mourir. Beaucoup n'y survivent pas, dans l'indifférence à peu près générale. Les garde-frontière n'hésitant parfois pas à torturer ou à tuer, il faut à tout prix ne pas être identifié, ne pas être arrêté. Devenir réfugié, c'est accepter le temps d'un déplacement de vivre la clandestinité la plus totale, de quitter le genre humain, de devenir un cafard évoluant dans les marges et les sous-sols du monde. Être réfugié, c'est jouer à la marelle avec les pays, envisager chaque passage de frontière comme un pas vers le paradis. C'est être à la solde des passeurs pour qui la vie ne vaut que si elle se compte en devises, des dollars de préférence. Être réfugié, c'est jouer sa vie sur plusieurs coups de dés. Et c'est sans doute parce qu'il y a tant de hasard dans la balance que les passeurs parlent de "game" pour parler d'une opportunité de passer une frontière.

Abdul Waheed Zazaï aura mis six mois pour arriver en France. Marchant des journées entières dans les montagnes derrière des guides au sens de l'orientation parfois très contestable. Connaissant la faim et la soif extrêmes. Voyageant dans des soutes d'autobus sous des températures caniculaires. Brutalisé lors d'arrestations, passant des semaines dans des camps de réfugiés insalubres, dans des parkings désaffectés pour échapper au froid ou aux populations hostiles, se faisant des amis, parfois plus jeunes que lui, les perdant en route. Et surtout dans l'attente. L'attente qu'un passeur trouve un game. L'attente lors des procédures administratives. L'attente interminable, jusqu'à tenter de se faire son game soi-même quand les passeurs - à qui l'on apprend à ne plus jamais faire confiance - ne répondent plus au téléphone. Et au-delà des préjugés, la barrière des langues.

De l'Afghanistan au Pakistan, à l'Iran, à la Turquie, à la Bulgarie, à la Serbie, à la Hongrie, à l'Autriche, à la Croatie, à l'Italie pour enfin arriver en France. Cette France si loin du point de départ, des attentes et des rêves cartes postales de tour Eiffel. Cette France qui d'abord déçoit mais au moins, on n'y est pas trop brutalisé et pas laissé à mourir. Cette France qui finalement va l'intégrer, le scolariser et lui offrir la chance d'une nouvelle vie. Abdul Waheed Zazaï est désormais citoyen français, vit à Strasbourg, parle la langue, a trouvé un métier, a gagné un avenir au prix d'un parcours initiatique à la fois incroyable et malheureusement si banal.

Abdul Waheed Zazaï se l'était promis: il raconterait son histoire dans un livre. C'est maintenant chose faite, par l'entremise de l'auteure de polars engagée dans une ONG, Julie Ewa. Le style est simple, limpide, les mots, sincères. C'est pourquoi je recommande la lecture de ce témoignage fort, qui m'a rappelé le récit de l'une des Trois femmes puissantes de Marie NDiayé, celle qui quitte son pays pour tenter de rejoindre la France via la Libye. J'ai aussi pensé à Jamais sans ma fille de Betty Mahmoody que j'avais lu à sa sortie et qui m'avait tenu en haleine, il y a bien longtemps, pour le style et le témoignage. Une invitation à l'empathie, parce qu'il est trop facile de haïr des ombres caricaturales que les politiciens agitent tels des épouvantails, parce qu'il s'agit d'êtres humains, et parce que la vie est opportunités d'éprouver l'ouverture des coeurs et de se départir des peurs.

Interview de Zazaï sur TV5 Monde - 64 minutes (janvier 2022)

Abdul Waheed Zazaï & Julie Ewa - Liberté, ma dernière frontière
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C
Voilà le genre de littérature qui mérite promotion....fort bien faite....je cours m'en commander un exemplaire. Il est toujours utile de connaître le monde tel qu'il est, tel qu'il est vécu surtout.
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