18 Février 2023
Il existe, quelque part entre prose et poésie, un savant dosage qui fait la grandeur d'un texte et la grandeur d'un.e écrivain.e. Quand cette juste proportion est posée, une dimension supplémentaire se révèle, et l'écriture relève du nectar. Cette proportion n'est sans doute pas la même pour tout le monde, et en ce qui me concerne, il est une auteure française qui me touche tout particulièrement, Ingrid Thobois. L'ayant découverte relativement récemment, j'ai conscience que chacun de ses livres qu'il me reste à lire est comme l'une de ces bouteilles de vin grand cru que l'on garde en cave, un bonheur pour plus tard. Tout en sachant que la densité poétique est telle qu'il y a largement de quoi relire chacun d'entre eux plusieurs fois avec la certitude d'une redécouverte, d'y dénicher quelque tournure de phrase onctueuse ou transcendantale. C'est d'ailleurs assez particulier, le style d'Ingrid Thobois me donne plus envie de m'étendre sur le style d'Ingrid Thobois que sur le sujet de ses livres. C'est un souffle qui densifie ex nihilo les sujets sur lesquels il se pose, une voix qui transmet à travers ses harmoniques la singularité d'un regard, un regard qui donne envie de croire à l'absolu de la beauté et qui remettrait presque en doute l'adage relativiste que je défends pourtant volontiers par ailleurs, que la beauté naîtrait dans l'oeil de celle ou de celui qui la découvre.
Le plancher de Jeannot, publié en 2015 chez Buchet Chastel, est une biographie romancée, une reconstitution elliptique de fragments de vies éparpillés, celles d'une famille béarnaise venue d'un village voisin pour racheter une ferme. "On n'était pas d'ici. On arrivait du village d'à côté. Les pires des étrangers." Alexandre, le père, est un homme violent et ombrageux, qui n'hésite pas à distribuer des coups de poing à ses trois enfants, Simone, Paule et Jeannot. "Alexandre foutait la terreur à tout le monde, y compris aux gamins du voisinage." Joséphine, la mère, dite "la glousse" - la pondeuse, est une femme effacée, taiseuse, boiteuse, dont le fil qui la retient à la vie s'effiloche jusqu'au point de rupture. Simone, la rebelle qui s'émancipe des codes de la ruralité, prendra le large sitôt mariée avec le premier homme venu, comme une pulsion de survie, et disparaîtra sans plus laisser de nouvelles. Paule, plus docile, restera, témoin et narratrice du récit. Quant à Jeannot, en dépit d'une scolarité brillante qui lui offre la possibilité d'un avenir loin de la ferme familiale, il restera aussi, tenu qu'il est par la promesse qu'il fait à son père de reprendre la ferme en échange d'un tracteur, D 22 Renault, qu'il serait le premier à avoir dans le village. Dans cette atmosphère incestuelle, brutale et propice à la schizophrénie, la famille va se souder jusqu'à la sclérose, se renfermer sur elle-même.
Une parenthèse à ce repli sur soi: à l'âge de 18 ans, Jeannot, devançant l'appel, part en Algérie effectuer son service militaire, après que la fille qu'il a mise enceinte quitte le village sans laisser de trace. Une ellipse entre deux traversées de la Méditerranée, à peine ponctuée de passages au bordel et de football viril sous un soleil de plomb. Et de séquences refoulées dont ne subsistent que quelques mots: "fellaghas", "gégène", "ratonnades". Un retour précipité: Alexandre s'est pendu. La glousse est la première à sombrer dans la folie, confondant Jeannot avec Alexandre. Puis avec les années, c'est la raison de Jeannot qui flanche à son tour. L'homme se fait violent, menaçant, le fusil à la main, tirant dans le plafond des voisins. Jeannot devient Alexandre. Un jour, la glousse cesse de s'alimenter jusqu'à mourir en silence. Et l'ambiance se fait hitchcockienne, façon Psychose, la mère se momifiant dans son fauteuil. Face à l'injonction de l'inhumer, face aux gendarmes, Jeannot, en déni complet et armes à la main, ne cédera que sous condition de pouvoir enterrer sa mère sous l'escalier intérieur de la maison. Mais, dès les jours suivants, il se laissera lui-même mourir de faim à l'âge christique de 33 ans, passant ses dernières nuits à frapper et perforer le bois du plancher de cet escalier sous lequel est enseveli la glousse pour y graver quatre-vingts lignes d'un texte en majuscules désormais considéré comme une pièce majeure d'art brut.
Le paradoxe de ce livre est qu'il est à peine fait mention de ce fameux plancher de Jeannot, ce bout de plancher de 15 mètres carrés, exposé à l'hôpital Sainte-Anne à Paris depuis 2007 et présenté comme l'oeuvre d'un paysan béarnais qui y a gravé sa folie, ses souffrances et ses pensées, juste avant de mourir de faim après le suicide de son père et la mort de sa mère. Ce plancher, papier de bois, réceptacle des derniers jours d'un psychotique, où dans une syntaxe déstructurée, Jeannot crucifie sa haine paranoïaque de la religion qui a "inventé des machines à commander le cerveau des gens et bêtes" avec force références à Hitler.
Transmuter cette histoire claustrophobique et franchement glauque en récit de prose poétique était une gageure, Ingrid Thobois y est parvenu avec une élégance qui confine au brio.
À la mort de son père, Jeannot est contraint de quitter dans l'urgence l'Algérie et la guerre : c'est à lui, désormais, de s'occuper de la ferme, de sa mère et de sa sœur Paule. Cette famill...
https://www.buchetchastel.fr/catalogue/le-plancher-de-jeannot/