Réflexions - Le privilège d'être musicien

J'ai la chance ou le privilège d'être musicien. Pourquoi est-ce une chance ? Parce qu'en musique, nous parlons une seule langue, celle de l'harmonie et de la synchronisation. La plupart des tensions aboutissent sur une résolution, et quand ce n'est pas le cas, ce n'est pas très grave. Ils est très courant en musique que des musiciens qui ne parlent pas la même langue, ne pratiquent pas la même religion, se retrouvent acteurs d'un échange émotionnel profond qui fait tomber toutes ces barrières, dans un mouvement qui contamine les publics. La musique n'est jamais aussi réussie que lorsque les musiciens se mettent à son service en mettant leur ego de côté pour ne laisser sortir que l'émotion simple qui les habite et la poésie. Jouer ensemble n'est parfois pas très loin de faire l'amour. Et puis l'apprentissage de la musique dure une vie entière et nous confronte chaque jour à nos propres limites en nous questionnant sur les moyens de nous dépasser ou d'accepter ces limites, ce qui est le début de l'humilité.

Qu'est-ce que j'aimerais que ces gens qui contribuent à alimenter les torrents de haine sur les réseaux sociaux, à cliver le monde en nous contre eux, à crier leur haine de l'autre dans la rue ou à la tagger sur les murs, aient eu accès à l'expérience de la musique. Ils y auraient acquis quelques compétences en inclusion et en empathie, et peut-être que le monde ne serait pas aussi moche...

Le conflit entre les terroristes du Hamas et les terroristes de l'extrême droite israélienne qui prennent les peuples en otage ou pour des cibles (y compris les peuples qu'ils revendiquent représenter) est en train de métastaser en France et sans doute dans d'autres parties du monde, en se simplifiant sur le mode archétypal "Arabes/Musulmans contre Juifs", entraînant des désastres humains dans leur sillage. Nous sommes déjà passés par là maintes fois, nous avons déjà connu ces essentialisations simplistes et déshumanisantes. Elles sont en premier lieu le fruit de l'ignorance. De l'ignorance qu'autrui est avant tout un alter ego, un autre soi.

J'ai la chance ou le privilège d'être musicien. Parce que je ne vois pas souvent de tels clivages en musique. J'ai eu la chance de jouer avec des Irlandais catholiques et protestants, des Anglais, des Manouches, des Africains de différents pays, des Gitans, des Maghrébins, des Juifs, des Musulmans, des Brésiliens, des Espagnols, des Américains du nord et du Sud, des Italiens et des Luxembourgeois (liste évidemment non exhaustive). Je n'ai jamais vu autre chose en eux que des humains et des musiciens passionnés par un art qui nous dépasse tous, qui nous ramène à notre condition d'humain et nous invite à la poésie et à la transcendance. Je n'ai jamais vu autre chose que la proposition d'un échange.

J'ai lu ce matin un message qui rappelle que le point commun de toutes les grandes religions est le fait de ne pas faire à son prochain ce que l'on n'aimerait pas que l'on nous fasse. Qu'est-ce qui est compliqué à comprendre là-dedans ? Pourquoi les soi-disants religieux appliquent en premier lieu la loi du talion qu'ils sont supposés dépasser depuis leur premier contact avec la religion ? Pourquoi les soi-disants religieux se laissent aller à la haine quand leur religion prône l'amour ? Comment Dieu qui est présenté partout comme universel est-il pris en otage par des gens qui ne le considèrent que pour leur propre ethnie ou leur propre camp ? La puissance de la dissonance cognitive ne lasse pas de me surprendre...

Non, faire de la musique ne vaccine pas contre la bêtise et l'ignorance, et oui, il y a évidemment des musiciens qui participent à la haine dans un camp ou dans l'autre. Et oui aussi, d'autres disciplines de groupe comme le sport offrent les mêmes valeurs (la compétition en plus). Mais je ne peux parler que de ce que je connais un peu, et de ce que j'en sais et expérimente, la musique est fédératrice pour le mieux quand elle ne sert pas à rythmer les pas d'une armée en marche. J'ai de la chance donc d'être musicien...