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TélescoPages

Un espace dédié à la musique, à la littérature, à la science, à la conscience, et au-delà

La poésie, dernier rempart contre la normalisation de la pensée

À force de réduire le langage à la seule transmission de l'information, c'est-à-dire à l'utile et au fonctionnel, à force d'obsolétiser l'esthétique et la transcendance, la poésie de la langue s'évanouit dans les éthers. Consécutivement à cette disparition, le vocabulaire s'appauvrit. Pour pallier le manque grandissant de mots permettant d'exprimer la nuance, nous assistons depuis plusieurs années à la surcharge sémantique de mots et d'expressions, au recours de plus en plus fréquent aux automatismes et aux expressions toutes faites, qui en se métastasant dans nos lexiques, mènent à l'effacement progressif de la possibilité de la subtilité. À titre d'exemple, on peut citer les expressions suivantes:

  • "Y a pas de souci" en réponse à une demande ou à remerciement, comme s'il y avait une volonté d'apaiser une tension liée à cette demande, pourtant souvent exprimée dans un contexte professionnel. En formulant de manière explicite qu'il n'y a pas de souci, on sous-entend précisément le contraire, que la demande provoque un souci mais que la personne qui la reçoit a la grandeur de ne pas le prendre mal et prend sur elle l'extinction de l'incendie.
  • "En fait" est un tic de langage que l'on peut aisément retrouver plusieurs fois par phrase et qui n'est plus porteur de son sens initial lié à la réalité de quelque chose. C'est une expression bouche-trou que l'on utilise pour garder le bâton de parole dans une conversation et qui dénote l'existence d'une peur du vide, d'une gêne liée au silence.
  • "Du coup" est un mot-valise tellement utilisé qu'il en dévient émétique. C'est un sujet de moquerie des Canadiens à l'égard des maudits Français qui ne sont même plus capables d'utiliser subtilement leur belle langue.
  • "Je suis en mode" exprime une émotion ou un état d'esprit. Ce qui est intéressant, c'est que cette expression trouve ses origines dans le monde de l'informatique et de l'électronique. Ce qui est suggéré, c'est que l'humain est assimilé à une machine qui fonctionne sur une quantité très limitée de modes, là où le spectre émotionnel côtoie l'infini et pourrait s'exprimer avec tellement de nuances et de poésie.
  • "Trop" en lieu et place de "très" est à l'origine une expression venue de l'adolescence et qui s'est installée dans toutes les couches de la société. Elle exprime de façon hyperbolique l'existence d'une émotion ou d'un ressenti. Ce recours systématique à l'hyperbole réduit la possibilité de nuancer un propos et encourage le manichéisme puisque soit quelque chose est trop, soit il n'est pas.
  • "On va pas se mentir" souligne le fait que ce qui suit est sérieux, vrai, profond, et suggère en creux que ce qui est dit autour ne l'est pas, que le reste de la conversation est superficiel, et qu'il est acceptable de mentir pour occuper l'espace social.
  • "Au final" a transformé pour la cause un adjectif en substantif, et remplace une palanquée d'autres expressions. C'est un import de la langue anglaise qui montre l'influence de l'anglophonie quant à la réduction normalisatrice de la langue française.

Il n'est pas nécessaire d'en rajouter tant il en existe quantités d'autres.

Au-delà de ce symptôme de la pensée automatique, la disparition des nuances temporelles à l'oral est également problématique. Ne subsistent essentiellement que le présent, l'impératif, le passé composé, le passé récent ("je viens de + verbe") et le futur proche ("je vais + verbe"). Ce constat me paraît symptomatique d'un glissement des préoccupations vers l'immédiateté.

Ce phénomène est sans doute l'une des conséquences de la société industrielle mondialisée qui s'évertue à gommer les différences dans le but d'améliorer les ventes par un contrôle accru des effets de mode. L'essence de l'industrialisation repose sur la standardisation, c'est-à-dire la normalisation. L'industrialisation réduit les coûts par économie d'échelle, en misant sur la quantité, c'est-à-dire en se concentrant sur la partie centrale de la courbe gaussienne des individus considérés comme des consommateurs. L'une des conséquences indésirables de cette normalisation est de facto que ce qui figure dans les marges n'a pas voix au chapître dans la société industrielle. La marginalité n'est pas facilement accessible parce qu'elle induit un coût supplémentaire. La création est réduite au recyclage à peine retouché d'anciens schémas. L'innovation véritable n'est tolérée que sous condition d'être clonable façon Warhol.

Ce processus déjà visible au fur et à mesure des rééditions d'ouvrages de littérature pour enfants, et notamment l'exemple des nouvelles traductions du Club des cinq, s'est accéléré avec les réseaux sociaux, les contenus très courts, le pullulement des émoticônes, la prévalence de l'émotionnel et la nécessité de plaire au plus grand nombre. C'est ainsi que slogan se substitue de plus en plus à la pensée complexe, laquelle n'est plus accessible qu'au sein des familles qui ont les moyens de se payer la marginalité ou à celles qui sont sensibles à ce phénomène, amplifiant de fait la fracture sociale.

L'écrivain et journaliste Sorj Chalandon disait que pour combattre le bégaiement qui le persécute depuis l'enfance (lire l'excellent Le petit Bonzi), il a dû apprendre dix mots différents pour exprimer une même idée afin de servir de bouée de sauvetage en cas de blocage. Cette malédiction contraignant au silence s'est avérée une bénédiction dans le sens que c'est, entre autres choses, ce qui lui a permis de vivre de sa plume!

Selon les linguistes, grammairiens et lexicologues, les mots déterminent la pensée et l'absence de vocabulaire est à la fois un frein à la communication et un catalyseur de conflits. Il est temps de prendre conscience de l'importance des mots, et de réhabiliter la poésie et la lecture dès le plus jeune âge. En donnant accès aux enfants à cette discipline qui explore les marges, fait dérailler la pensée hors de ses automatismes, et se veut inlassablement créative et transgressive, l'enjeu n'est rien de moins que de donner une chance à ces adultes en devenir d'accéder à la nuance afin de leur offrir une possibilité de voir le monde dans toute l'étendue de son nuancier.

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