11 Juillet 2022
À force de réduire le langage à la seule transmission de l'information, c'est-à-dire à l'utile et au fonctionnel, à force d'obsolétiser l'esthétique et la transcendance, la poésie de la langue s'évanouit dans les éthers. Consécutivement à cette disparition, le vocabulaire s'appauvrit. Pour pallier le manque grandissant de mots permettant d'exprimer la nuance, nous assistons depuis plusieurs années à la surcharge sémantique de mots et d'expressions, au recours de plus en plus fréquent aux automatismes et aux expressions toutes faites, qui en se métastasant dans nos lexiques, mènent à l'effacement progressif de la possibilité de la subtilité. À titre d'exemple, on peut citer les expressions suivantes:
Il n'est pas nécessaire d'en rajouter tant il en existe quantités d'autres.
Au-delà de ce symptôme de la pensée automatique, la disparition des nuances temporelles à l'oral est également problématique. Ne subsistent essentiellement que le présent, l'impératif, le passé composé, le passé récent ("je viens de + verbe") et le futur proche ("je vais + verbe"). Ce constat me paraît symptomatique d'un glissement des préoccupations vers l'immédiateté.
Ce phénomène est sans doute l'une des conséquences de la société industrielle mondialisée qui s'évertue à gommer les différences dans le but d'améliorer les ventes par un contrôle accru des effets de mode. L'essence de l'industrialisation repose sur la standardisation, c'est-à-dire la normalisation. L'industrialisation réduit les coûts par économie d'échelle, en misant sur la quantité, c'est-à-dire en se concentrant sur la partie centrale de la courbe gaussienne des individus considérés comme des consommateurs. L'une des conséquences indésirables de cette normalisation est de facto que ce qui figure dans les marges n'a pas voix au chapître dans la société industrielle. La marginalité n'est pas facilement accessible parce qu'elle induit un coût supplémentaire. La création est réduite au recyclage à peine retouché d'anciens schémas. L'innovation véritable n'est tolérée que sous condition d'être clonable façon Warhol.
Ce processus déjà visible au fur et à mesure des rééditions d'ouvrages de littérature pour enfants, et notamment l'exemple des nouvelles traductions du Club des cinq, s'est accéléré avec les réseaux sociaux, les contenus très courts, le pullulement des émoticônes, la prévalence de l'émotionnel et la nécessité de plaire au plus grand nombre. C'est ainsi que slogan se substitue de plus en plus à la pensée complexe, laquelle n'est plus accessible qu'au sein des familles qui ont les moyens de se payer la marginalité ou à celles qui sont sensibles à ce phénomène, amplifiant de fait la fracture sociale.
L'écrivain et journaliste Sorj Chalandon disait que pour combattre le bégaiement qui le persécute depuis l'enfance (lire l'excellent Le petit Bonzi), il a dû apprendre dix mots différents pour exprimer une même idée afin de servir de bouée de sauvetage en cas de blocage. Cette malédiction contraignant au silence s'est avérée une bénédiction dans le sens que c'est, entre autres choses, ce qui lui a permis de vivre de sa plume!
Selon les linguistes, grammairiens et lexicologues, les mots déterminent la pensée et l'absence de vocabulaire est à la fois un frein à la communication et un catalyseur de conflits. Il est temps de prendre conscience de l'importance des mots, et de réhabiliter la poésie et la lecture dès le plus jeune âge. En donnant accès aux enfants à cette discipline qui explore les marges, fait dérailler la pensée hors de ses automatismes, et se veut inlassablement créative et transgressive, l'enjeu n'est rien de moins que de donner une chance à ces adultes en devenir d'accéder à la nuance afin de leur offrir une possibilité de voir le monde dans toute l'étendue de son nuancier.