11 Juillet 2022
Aurélien Barrau est ingénieur, docteur en astrophysique, spécialisé en physique des trous noirs, en relativité générale et en théorie de la gravitation quantique. Depuis 2016, il est également docteur en philosophie. Diplômes tous obtenus en tant que major de promotion, ou avec la mention très honorable et les félicitations du jury. Titulaire de plusieurs distinctions et prix scientifiques, il s'ouvre depuis plusieurs années à d'autres domaines: l'art, et notamment la poésie en tant qu'auteur et membre du comité de rédaction de plusieurs revues. Mais il est surtout connu du grand public depuis septembre 2018, date à laquelle il a co-signé une tribune dans le journal Le Monde intitulée "Le plus grand défi de l'histoire de l'humanité" et affirmé son engagement face à la question de l'impact de l'être humain sur le vivant. Auteur d'un essai éponyme sur la question en 2019, il a publié en 2022 un opuscule Il faut une révolution politique, poétique et philosophique dans lequel il propose des axes pour agir dans le sens d'un changement vers un cercle vertueux qui ramènerait l'écosystème terrestre dans un équilibre durable. Sa maîtrise conjointe de la méthode scientifique et de l'approche philosophique l'ont amené à analyser le problème en profondeur et de manière systémique, en partant des conséquences pour remonter vers ses racines, et partant, d'envisager de traiter le problème dans le lieu même d'où il surgit, la psyché humaine, épicentre de la pensée, en vue de suggérer des pistes susceptibles de transformer notre rapport au monde.
L'humain est un être sensible de pensées et de communication. Chacun.e d'entre nous est capable, grâce à la pensée, de se faire une représentation du monde qui est la résultante de son expérience, de son éducation, et de ses lectures. Cet édifice réticulaire de connaissances subjectives est bâti sur un corpus d'images, mais aussi de mots. Ferdinand de Saussurre l'avait théorisé en séparant le monde en trois catégories: le référent (l'objet réel), le signifié (la représentation subjective de cet objet réel) et le signifiant (le mot ou l'image propre à être communiquée pour véhiculer cette représentation). Chaque individu recèle ainsi une carte mentale et émotionnelle de la réalité, mais la carte n'est pas le territoire. Lorsque cette carte contient de trop nombreuses indications à l'origine de mauvaises habitudes qui ont pour effet de participer à la destruction du territoire, il est nécessaire de procéder à des corrections via un processus de métamorphose. Et il y a urgence. Au-delà du réchauffement climatique d'origine anthropique qui pourrait complètement redessiner le contours des territoires et redéfinir les forces géopolitiques en oeuvre d'ici cinquante ans, nous devrons faire face aux défis de la sixième extinction des espèces, de l'artificialisation massive et la stérilisation massive des sols, de la dégradation de la qualité des eaux, de l'acidification des océans, de la pollution des surfaces, de l'air et des sous-sols, de l'accélération du cycle de l'eau, de l'accès aux ressources et à l'énergie. L'humanité va au devant d'une crise planétaire, entraînant avec elle l'ensemble du vivant, si nous ne changeons pas nos habitudes de vie.
Mais que sont les habitudes ? Du point de vue de la neurologie, ce sont des mécanismes de pensée, c'est-à-dire des automatismes qui, à force de répétitions, se trouvent largement inconscientisés afin de ne pas encombrer la capacité d'attention du cerveau. La pensée précédant l'action, si l'on veut agir au niveau de ces habitudes, il faut agir au niveau des pensées, et plus particulièrement agir au niveau de l'inconscient. C'est la démarche sous-jacente aux différentes approches psychothérapeutiques existantes. Malheureusement, les psychothérapies visent à prendre en charge les souffrances psychologiques individuelles et à ce titre, n'ont aucune visée globale. Ce n'est donc pas principalement par leur entremise que l'humain sera capable d'accéder à la transformation nécessaire.
C'est pourquoi Aurélien Barrau propose une approche innovante qui sera susceptible de faire dérailler le train des autoroutes de la pensée mécanique responsables de notre immobilisme face aux catastrophes qui s'annoncent. "L’art, la littérature, la poésie sont des armes de précision. Il va falloir les dégainer." Les mots, les phrases, les idées, les oeuvres, ne sont pas neutres. Ce sont des substances actives qui ont cette capacité de modifier la chimie de notre cerveau, en bien comme en mal. Utilisant les mêmes ressorts que l'art-thérapie, la musicothérapie et la bibliothérapie, ils sont les ferments de la transformation, non plus seulement à l'échelle individuelle, mais à celle de groupes. Mais peut-être est-il utile de définir un peu mieux les termes employés pour décrire ces médicaments de la civilisation.
La poésie est le lieu de la transgression permanente. Elle oeuvre au niveau des émotions et de l'inconscient, au sein de la sphère symbolique. Bien au-delà de la fonction esthétique qu'on lui appose parfois, elle interroge le monde et notre rapport au monde. Quant elle se fait engagée, elle est la pilule rouge qui insuffle la remise en question de la matrice. Quant elle déstructure le langage, au-delà de la seule licence poétique, ce sont les fondations de notre édifice de pensée qui sont ébranlées. Pour la poésie, rien n'est sacré, rien n'est sanctuarisé, tout est à explorer et à inventer. La poésie est l'essence même de l'insoumission aux règles, ce qui est la condition sine qua non de possibilité d'une transformation radicale nécessaire et attendue.
La science est ce corpus de connaissances et de lois qui offre à l'humain la mosaïque la plus précise de la réalité. Constituée patiemment depuis des siècles à travers des efforts collectifs, et suivant des méthodologies renforcées par l'épistémologie, cette grande maison est celle d'où vient le diagnostic. Constative, elle se présente comme la rampe de lancement la plus sûre pour les raisonnements philosophiques qui s'ensuivront et mèneront aux idéologies dont nous avons besoin pour construire de façon plus consensuelle des politiques qui tiendront pleinement compte des défis qui nous attendent collectivement.
La philosophie est l'autre lieu de la transgression consciente, puisqu'il s'agit de tout interroger, y compris et surtout l'énoncé de la question. La philosophie est la discipline qui permettra de créer de nouveaux objets et concepts sur lesquels il sera possible de construire de nouveaux enchantements. La philosophie étant la mère des idéologies et des éthiques, elle joue à ce titre un rôle fondamental dans les sociétés humaines. C'est l'ADN de notre rapport au monde. La créativité est son exigence.
Diagnostic scientifique des causes de la catastrophe écologique
L'existence de la catastrophe en cours ainsi que ses origines anthropiques font l'objet d'un consensus au sein de la communauté scientifique. La science nous dit, par exemple, qu'avec une très légère marge d'erreur, plusieurs latitudes deviendront littéralement inhabitables d'ici 2100, ou que les différents pics du pétrole ont été atteints et que cette ressource est vouée à l'indisponibilité pour ce siècle-ci, ou encore que depuis dix ans, environ la moitié des insectes ont disparu des contrées européennes. Bien que la plupart des modèles prédictifs soient assortis d'une marge d'erreur, le doute n'est pas permis quant à la qualité du futur proche qui attend l'humanité. Le coupable ? Le niveau et le style de vie occidentaux.
Les sociétés occidentalisées sont une fusée à deux étages: l'idéologie économique assortie au culte de la croissance et du PIB, boostée par l'automatisation qui permet l'industrialisation. D'un côté, les producteurs qui recherchent le profit, de l'autre, les consommateurs qui recherchent la jouissance sans entraves, avec pour conséquence directe l'hypertechnoligisation au service de la gratification immédiate. Ce projet de société consiste ni plus ni moins en l'indexation du sens de la vie sur la production de dopamine. Dit autrement, ce modèle fonctionne sur l'addiction au plaisir, à la sécurité, et au confort, en valorisant de fait les dealers d'objets et d'images. Or, il est prouvé que les addictions dopaminiques entraînent un effet de spirale: pour obtenir la même intensité de plaisir, il faut toujours plus de la même substance. Ce rapport excessif au monde, totalement dénué de poésie et de philosophie, est un tissage de fonctions exponentielles mortifères, les exponentielles ne pouvant s'épanouir que dans un monde infini. Or, nous vivons sur une planète aux ressources finies, ressources que les logiciels économiques considèrent comme des externalités sans coûts.
L'économie contemporaine remonte à des temps qui précèdent la révolution industrielle et où les ressources étaient considérées comme infinies. C'était sans doute à l'époque une bonne approximation de la réalité compte tenu de la population bien moindre qu'aujourd'hui et de la préservation de l'essentiel des ressources, notamment énergétiques, mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. Dans les faits, l'idéologie économique n'a pratiquement rien emprunté à la science. C'est une religion créée autour de vérités révélées et dogmatiques (telles la main invisible du marché d'Adam Smith), au même titre que la chrétienté ou l'islam. Et les politiciens sont ses prêtres.
La société de la consommation réduit ce qu'elle touche jusqu'au nihilisme: le langage à un usage instrumental, l'humain à une fonction utilitaire dénuée de toute spiritualité et de toute transcendance, la quête de sens à celle du plaisir, la culture à l'animation et au divertissement, entraînant dans sa course folle le vivant au trépas, non sans une certaine érotisation de la pulsion de mort. Comme le soulignait Ferdinand de Saussure, le langage est bien plus que cela. Comme le montrait Viktor Frankl, l'humain est un être en quête de sens qui puise sa force vitale dans un ailleurs bien au-delà de la fonction utilitaire. Comme l'explique Sébastien Bohler, la quête du plaisir est sans issue. Et comme le disait Guy Debord, la marchandisation est "la perte du vivant de la vie". Face à l'ampleur de la catastrophe écologique, ne serait-il pas vital de réinsuffler du sens, du bon sens, du vrai, de la nuance et de la parcimonie ? La question est bien entendu purement rhétorique. Mais dans les faits, comment parvenir à sortir l'humain de l'impasse économico-industrielle ? C'est ici que la poésie alliée à la philosophie interviennent.
À quoi bon des poètes en temps de détresse ?
Peut-être devrions-nous placer nos pas dans ceux de Friedrich Hölderlin en répondant favorablement à son invitation à habiter poétiquement le monde, c'est-à-dire à en connaître la grammaire explicite et implicite pour pouvoir mieux la transgresser, pour rester vigils, curieux et créatifs. Comme l'ont largement prouvé des poètes comme Pablo Neruda, Aimé Césaire, Omar Khayyâm, ou plus récemment Rupi Kaur, la poésie n'est pas impuissante. Elle est un rempart contre les dogmes, depuis les conventions grammaticales et orthographiques jusqu'au courants de pensée dominante, politiques et religieux. La poésie est une invitation à tous les pourquoi, ou comme le rappelle Julia Kristeva, une proposition perpétuelle de "refonder les fondations", de renouer le sens et le sensible en réactivant le toucher intérieur perdu au contact du "nihilisme entrepreneurial". La poésie n'est pas un ensemble de contraintes littéraires formelles, c'est un art de vivre, un rapport actif et interactif au monde, qu'il est nécessaire d'inculquer dès le plus jeune âge. La philosophie vient compléter le tableau en affinant le questionnement jusqu'à la proposition de réponses poussant à l'action, c'est-à-dire à la sortie de l'immobilisme, à l'affirmation de soi, comme une improvisation de jazz survolant une grille d'accords en toute liberté.
Comme dans L'histoire sans fin de Michael Ende, la survie du monde dépendra de notre capacité à l'imaginer et à le réinventer.