15 Juin 2024
Le principe cardinal de l'industrialisation est de produire à grande échelle des biens et des services. Elle nécessite l'utilisation d'outils et n'est rendue possible que grâce à un accès grandissant à des sources d'énergie. En effet, sans l'aide des machines, un être humain seulement équipé de ses mains ne peut produire des biens et services que pour quelques personnes. On estime qu'au Moyen-Âge, il fallait deux paysans pour nourrir trois personnes. A cette époque pré-industrielle, les paysans représentaient 90% de la population et leur espérance de vie ne dépassait pas les 40 ans. En remplaçant la force musculaire par des machines exploitant la vapeur, puis le pétrole et enfin l'électricité, les humains ont pu déléguer ces tâches à ces nouveaux esclaves mécaniques, comme les appelle l'ingénieur Jean-Marc Jancovici, pour se consacrer à d'autres tâches de moins en moins physiques. C'est ainsi que le secteur industriel primaire (celui de l'extraction des ressources naturelles incluant agriculture et pisciculture) est passé en France de 65% à 2% depuis 1800, tandis que le secondaire (celui de la transformation des ressources, et notamment de la construction) est passé de 50% à 20% depuis 1960. Le secteur tertiaire (celui des services), atteint quant à lui 78%. Les machines ont ainsi remplacé l'humain pour les tâches les plus physiques des deux premiers secteurs. Protégés des famines et des intempéries, les humains ont alors pu se concentrer sur des tâches plus intellectuelles que physiques.
Les progrès industriels ont continué permettant le remplacement de toujours plus d'humains par des machines, aidés en cela par la profusion d'énergie à vil prix, et notamment de pétrole. Puis, l'énergie atomique a pu être domestiquée apportant elle aussi un nouveau champ des possibles pour des coûts proportionnellement faibles. Puis dans les années 1970, avec l'avénement de la miniaturisation, sont arrivés les ordinateurs, et peu à peu, ce sont les tâches intellectuelles les plus pénibles qui ont pu être déléguées à des machines. Les humains ont suivi le mouvement et se sont retranchés derrière un ordinateur, puis derrière une batterie de smartphones et de tablettes, dans l'administration des machines et de la complexité des interactions humaines. Avec suffisamment de nouveaux métiers pour remplacer les anciens, plus pénibles, nous pouvions considérer cela comme un authentique progrès.
Les avancées ne s'arrêtent évidemment pas là. Depuis les années 2010, c'est le domaine de l'intelligence artificielle qui a fait un grand bond en avant, grâce à la puissance exponentielle des processeurs informatiques. Et fin 2022, quand ChatGPT a fait son apparition, l'industrialisation a passé un nouveau cap. Désormais, grâce à l'IA générative, chaque humain est à un clic de l'intégralité des connaissances et du savoir accumulés depuis des siècles. Les tâches humaines sont sur le point de se résumer à la capacité de donner des ordres, à travers ce que l'on appelle des prompts. Théoriquement, tout le reste peut maintenant être délégué à des machines. Y compris la création artistique. J'ai été récemment choqué de voir depuis quelques semaines ces plateformes Web qui permettent de créer quasiment gratuitement, ex nihilo et en une phrase des musiques qui vont de la variété à la musique de superproductions hollywoodiennes, et surtout, qui sont de qualité professionnelle, repoussant les compositeurs dans le domaine de l'obsolescence. Du fait de l'accélération des progrès technologiques, il devient plus compliqué de trouver un emploi aux personnes dont les compétences sont désormais obsolétisées, et les nouveaux métiers liés à l'IA non seulement ne sont pas encore là en nombre suffisant, mais surtout, sont déjà pourvus par d'autres IA.
Ce promptisme, comme le qualifie le philosophe Eric Sadin, permet à tout un chacun de générer en quelques secondes des illustrations, des livres, des musiques, des films, qui auparavant nécessitaient un apprentissage de nombreuses années. J'ai moi-même travaillé dans une société américaine dont le coeur de métier est l'analyse d'échantillons biologiques. En quelques minutes, un échantillon sanguin ou fécal est ainsi analysé avec un taux d'exactitude qui dépasse les capacités des spécialistes humains les plus expérimentés. D'autres IA peuvent détecter des tumeurs cancéreuses à un stade tellement précoce qu'il est impossible à des humains de rivaliser. Les machines apprennent bien plus vite que nous, vont bien plus dans le détail que nous, peuvent gérer bien plus de données que nous et ne se plaignent jamais de leurs conditions d'exploitation: elles sont l'aboutissement du rêve des grands industriels, se passer du PFH, le putain de facteur humain, comme disait Hubert Reeves ! Ce qui est étourdissant, c'est que les IA génératives n'en sont qu'au tout début.
Ainsi, les machines devenues robots et désormais équipées de la capacité de modéliser le monde ont toute latitude de remplacer l'humain pour la quasi intégralité des tâches, dans la limite des ressources minières pour les fabriquer et énergétiques pour les exploiter. Et c'est le mouvement qui est en cours dans les grandes entreprises. Puisque les machines ont désormais la capacité de réaliser quasiment tout ce que l'humain est capable de faire mais en mieux et en plus rapide, quelle place reste-t-il aux bipèdes de notre espèce ? Pour l'instant, les machines occupent la place d'assistants hyper-compétents, mais pour combien de temps encore ? Et surtout, sommes-nous plus heureux pour autant ?
D'après les résultats électoraux qui viennent de tomber, il semblerait que non. Les chiffres élevés des extrêmes-droites européennes montrent qu'une crise importante est en train de couver, et que les populations ont besoin de boucs émissaires pour expliquer leur mal-être et gérer maladroitement leurs peurs légitimes. Ces partis, qui sont une mauvaise réponse à un authentique problème, évoquent souvent un grand remplacement en cours. Mais en faisant des procès d'intention aux populations immigrées, ils se trompent de cible alors que tout est sous nos yeux et sous nos doigts, quotidiennement. On dit que plus c'est gros, moins on le voit, et c'est un biais humain bien naturel. S'il y a un remplacement en cours, il s'agit avant tout de celui des humains par les machines. En France, les ouvriers ont été remplacés par des robots à telle enseigne que cette catégorie a pratiquement disparu proportionnellement au reste. Avec l'avénement des véhicules autonomes, les chauffeurs routiers seront amenés eux aussi à disparaître. Il est envisagé que les soldats soient remplacés par des armes autonomes. Les décisions importantes sont déjà prises par des machines, seules à même de digérer un peu de la complexité du monde. Les compositeurs, écrivains, paroliers, peintres, illustrateurs, photographes, cinéastes sont sur le point d'être remplacés par des IA. La traduction linguistique se passe désormais des humains. Le support en ligne et l'assistance téléphonique, ainsi que la réservation de voyages, sont essentiellement prises en charge par des bots. La haute finance et le bancaire sont gérés par des machines, le trading se fait de plus en plus avec l'IA. La construction est en passe d'être révolutionnée par des imprimantes 3D. Il semblerait que rien ne soit plus impossible aux machines et les stratèges du monde entier nous poussent dans une course toujours plus en avant vers plus d'automatisation. Pour ne pas perdre l'avantage compétitif évidemment.
Les machines rendent l'humain quasiment inutile. Un humain n'est pas compétitif face à des machines beaucoup plus puissantes que lui. Un humain n'a presque plus de valeur ajoutée dans un monde où règnent les machines. Les machines nous remplacent silencieusement mais sûrement. Et ça commence à se voir. Alors quitte à avoir peur, autant ne pas se tromper d'objet. D'autant plus que les enjeux sont profonds et existentiels. Car cette profusion de puissance énergétique qui alimente ces Übermenschen mécaniques vient de la nature, et ce faisant, nous sommes tout simplement en train de détruire le vivant pour le grand-remplacer par du digital et du virtuel. Qui a dit "dématérialisation" ? Pour faire tourner ce parc de machines et d'IA, et continuer de le faire progresser, il nous faudra les ressources de plusieurs planètes. La dette écologique se creuse chaque jour davantage, et plongés comme nous le sommes dans le mirage technologique et la course en avant, nous sommes essentiellement aveugles ou insensibles à ces enjeux, et nous votons à côté. Que dire enfin de la quête de sens dans un monde d'hyperdépendance aux machines et d'obsolescence de l'humain ?
La question est complexe, et elle est malheureusement assortie d'une certaine urgence. S'il est possible de cohabiter avec des machines qui nous battent à 100% aux échecs ou au go, est-il possible de cohabiter avec des machines qui vont engloutir les emplois de plus en plus spécialisés, prendre de plus en plus de décisions à notre place, et précariser une partie de plus en plus importante de la population, dans un mouvement qui s'accélère ? La seule réponse possible est politique et globale. Or, pour l'instant, je ne vois pas grand chose se profiler à l'horizon. Ce sujet n'est pas encore bien compris par les politiques et l'IA reste avant tout envisagée comme un outil apportant un avantage compétitif. Le transhumanisme est l'une des réponses proposées par des sociétés telles que Neuralink, comme si la vocation de l'humain était uniquement d'être productif et fonctionnel, ce qui est de façon caricaturale une vision industrielle de l'humain.
Peut-être que cette crise qui se profile offrira l'opportunité de se poser les bonnes questions et de tenter - ensemble - d'apporter enfin des réponses adaptées. En attendant, la coupe d'Europe de football va bientôt battre son plein, suivie de près par les Jeux Olympiques, tandis que des élections capitales vont se tenir sur ce fond festif qui verront peut-être la France tomber aux mains de partis d'extrême-droite qui surfent sur les peurs, y compris celle d'un grand remplacement par les machines.