21 Mai 2023
Aborder la philosophie sous l'angle croisé de la poésie et de l'engagement, voilà une façon de participer à l'intelligence collective qui m'enchante ! Je ne connaissais pas Dénètem Touam Bona avant qu'Aurélien Barrau n'en parle en termes apologétiques dans cette interview France Inter de 2022 et qu'il n'attise de ce fait ma curiosité. Quand un grand esprit comme lui recommande quelqu'un aussi chaleureusement, il y a peu de chances de se tromper. Tout au moins, c'est comme cela que j'ai tendance à fonctionner. D'ailleurs, c'est de cette façon que je me suis intéressé à Jean Genet, et que j'ai lu l'excellent L'ennemi déclaré. Après cette recommandation donc, je me suis plongé dans Sagesse des lianes, publié en octobre 2021 chez Post-éditions. Et le moins que je puisse dire, c'est que je ne suis pas déçu. D'entrée de jeu, je trouve que cet essayiste a sa place parmi les maîtres.
De quoi est-il question dans Sagesse des lianes ? En mettant la lumière sur le marronnage, c'est-à-dire sur la fuite des esclaves hors du territoire des esclavagistes qui n'est possible que grâce à l'enchevêtrement protecteur des forêts et des réseaux humains clandestins (le lyannaj), c'est une critique du monde occidental et de sa furieuse tendance à l'impérialisme, à l'industrialisation et à la standardisation qui est faite. La liane, utilisée comme une métaphore, est filée à l'extrême tout au long de l'ouvrage. À travers ses propriétés physiques (le fait de se construire très vite en l'absence de tronc), médicinales (la quasi intégralité des lianes ont des vertus guérisseuses), chamaniques (l'écorce d'un certain type de liane utilisée dans l'ayahuasca) ou symboliques (les réseaux, les enchevêtrements, propices à la clandestinité, à la dissidence, à la sédition, le nous qui l'emporte sur le je aussi puissant soit-il), la liane est érigée au statut de parangon de la résistance.
Dans l'imaginaire occidental, la liane est très souvent associée à Tarzan. Outre le fait que cette vision de la liane capable de supporter le poids d'un humain qui passerait de l'une à l'autre ne repose sur strictement rien de réel, Dénètem Touam Bona en profite pour creuser la symbolique de l'homme-singe imaginé par Edgar Rice Buggoughs en 1912, un auteur qui n'a jamais vu de l'Afrique autre chose qu'un village reconstitué lors d'une exposition à Chicago en 1893. Tarzan est un homme blanc, fils d'aristocrates anglais, dont la vocation est de préserver la faune des actions d'autochtones primitifs et à peu près toujours présentés comme débiles. En filigrane se dessine la figure de l'homme blanc intrinsèquement supérieur qui se fait une mission de protéger les peuples autochtones d'eux-mêmes, une figure souvent utilisée pour justifier le colonialisme et ses guerres, ainsi que l'esclavagisme.
À propos de Tarzan, l'auteur raconte un souvenir d'enfance. Le lendemain de la diffusion du film où lui-même s'était complètement identifié à la figure du héros, de retour à son école du XVème arrondissement parisien et pressé de partager sa joie et ses ressentis avec les copains, il s'est repris au contraire son métissage à la figure aux cris de "Retourne dans ta jungle", "bamboula", "cheetah"... Ce qui lui a fait prendre conscience dans la douleur qu'il ne ferait jamais partie du camp des vainqueurs. Tarzan, ou la puissance d'un mythe comme transmetteur d'imaginaire toxique.
A la figure de Tarzan est associé un autre imaginaire typiquement occidental: celui de la forêt vierge. La forêt n'est considérée comme vierge que parce que les cultures autochtones n'y ont pas laissé de traces visibles ou dignes de ce nom. La virginité de ces espaces est l'autre nom du négationnisme, lequel justifie également la colonisation et les impérialismes. Et de citer le Jair Bolsonaro de 1998: "Quel dommage que la cavalerie brésilienne ne se soit pas montrée aussi efficace que les Américains. Eux, ils ont exterminé leurs Indiens."
Une grande partie des chapitres est ensuite consacrée aux mouvements de résistance contre ces impérialismes réductionnistes et essentialistes, à leur histoire, et à y trouver des parallèles avec les lianes. Les divinités complexes et enchevêtrées des peuples colonisés sont souvent considérées comme diaboliques, et le bon dieu chrétien apporté par les missionnaires est bien là pour rétablir l'ordre. Dieu, ou la symbolique du maître. L'ordre qui permet l'efficacité de l'industrialisation contre le désordre chaotique et résistant des entrelacs naturels qui vivent dans les marges. La marge face à l'écrasante force inertielle de la norme. Mais la marge force de vie là où la norme stérilise et fragilise. Face à la culture occidentale impérialiste qui emporte dans sa chute le reste du monde, la sagesse de la liane - avec son retour à la danse originelle du vivant - est peut-être ce qui pourra faire barrage et préserver ce qui peut l'être encore.
Je ne sais pas si l'auteur le revendique ou si c'est simplement parce qu'Aurélien Barrau fait le lien entre ces deux références mais la filiation avec Jean Genet me semble limpide avec cette focale constamment posée sur la racaille (le vomi de la société si l'on se fie à l'étymologie provençale du mot), la figure du voyou, de l'esclave qui doit se défaire de ses chaînes, du fugitif. En tous les cas, Dénètem Touam Bona, qui, par ennui, n'a pas réussi à aller au bout de ses études en philosophie a fait ses classes dans le Génepi (Groupement étudiant national d'enseignement aux personnes incarcérées) et étudiant, a côtoyé le milieu carcéral. Puis il s'est intéressé au milieu ouvrier à Saint-Dizier, confirmant ainsi sa place dans l'engagement plutôt que dans la philosophie académique. Dénètem Touam Bona est ainsi un philosophe du vivant, qui n'hésite pas à explorer la langue à la recherche du sens profond des mots et des concepts, qui va déterrer ce qui sous-tend certaines expressions bénignes en apparence, afin de montrer et parfois démontrer le substrat colonialiste qui les a fait émerger. Le langage est la petite partie émergée d'un subconscient souterrain où les racines s'entremêlent, où les concepts trouvent une porosité propice à toutes les correspondances. Et ce travail n'est rien d'autre que la mise en évidence de la poésie qui sous-tend la réalité et l'illustration de son potentiel en tant que force politique agissante. Sagesse des lianes est un livre concentré, que j'ai lu et déjà relu. Pratiquement une leçon, mais pas à la façon des universitaires, plutôt à la façon des griots. Il n'est donc pas exclu que je le relise de nouveau.
Dénètem Touam Bona est pour moi une découverte et déjà, un auteur à suivre.
SAGESSE DES LIANES - Post Éditions
Des Caraïbes à la Papouasie, l'enchevêtrement inextricable des lianes entrave la pénétration coloniale. Premier obstacle à la quête de l'Eldorado et au régime des plantations, la liane est ...