14 Juillet 2022
En août 2016, la philosophe et essayiste Marylin Maeso a décidé d'ouvrir un compte Twitter, voyant en ce réseau social "le potentiel d'une agora virtuelle, où se croisent amis et inconnus, et où tout un chacun peut intervenir à sa guise". Mais la suite ne s'est pas tout à fait passée de cette façon. Très rapidement, elle découvre les phénomènes des trolls, de l'enveniment très rapide des échanges, y compris entre personnes modérées dans la vie réelle. Et son regard passe d'utilisatrice naïve à celui "d'observatrice engagée", voyant Twitter comme un laboratoire où l'on peut "contempler la lente et douloureuse décomposition du débat" et où elle s'est pliée à un nombre répété d'expériences de communication. Son objectif: découvrir comment "faire renaître le dialogue de ses cendres". Tentant inlassablement d'établir des ponts dialectiques entre les différents camps d'une polémique, comme elle le fait certainement avec ses élèves dans les classes où elle enseigne, cette expérience d'un an lui a permis de découvrir certains invariants du lieu, ce qui l'a amenée à coucher sur papier certaines de ses observations et conclusions dans Les conspirateurs du silence, publié en 2018.
En première instance, et de façon bien plus visible que dans la vie réelle, c'est l'essentialisation des interlocuteurs qui y règne, c'est-à-dire la réduction caricaturale des participants à une polémique. Ainsi, ce n'est plus l'individu qui parle mais un islamo-gauchiste, un Juif, un Arabe, un facho, un mâle blanc cis, une féministe, un wokiste, une vegan... Cette mise en case relève d'un biais cognitif: l'étiquetage inhérent à l'être humain, et qui est particulièrement actif dans un contexte émotionnel. Puisque la réalité ne peut être perçue que de manière incomplète et fragmentaire, il est nécessaire de faire des généralisations pour vivre. Même un simple mot représente un concept où tout ce qui est qualifié par ce mot est essentiellement identique. Mais gare aux généralisation abusives! La nuance nécessite une auto-surveillance constante, c'est une démarche active, qui consiste entre autres choses à baisser le volume de l'émotionnel pour être disponible à l'argumentaire et ouvert à la remise en question. Auto-surveillance globalement absente sur Twitter.
Un deuxième aspect de ce réseau social, c'est que la démarche n'est pas d'échanger pour confronter des points de vue permettant d'accéder à la vérité comme dans la parabole des aveugles et de l'éléphant, mais tout simplement de faire taire l'interlocuteur perçu comme un adversaire, quitte à déformer les faits au point de mentir. C'est un monde où la dialectique est écrasée par la rhétorique au service de la sophistique. L'interlocuteur, après avoir essentialisé son interlocut.rice.eur, va s'évertuer à n'analyser les propos que sous l'angle infiniment réducteur de cette catégorisation. C'est partir de la conclusion pour arriver... à la conclusion, sur le mode "tu es xxx donc quand tu me dis yyy, ce que tu veux véritablement dire c'est zzz, et donc comme tous les xxx tu penses zzz, CQFD". Ce biais cognitif mêlant abstraction sélective et épouvantail est connu depuis bien longtemps.
Le biais de confirmation n'est pas en reste, lui qui nous conforte dans l'entre-soi rassurant où la répétition d'une propos a valeur de vérité, tout en nous tenant à l'écart prudent de toute source contradictoire. "Esprit de système immunitaire oblige, si les faits contredisent le sacro-saint verdict, c'est que le réel conspire contre la vérité: la surdité se conçoit alors comme un acte de résistance." Sur Twitter, on nage donc dans la subjectivité à oeillères.
Enfin, les attaques ad hominem sont légions, rendues possibles par l'anonymat. Marylin Maeso compare avec bonheur les écrans d'ordinateurs ou de smartphones comme des masques qui empêchent de regarder l'autre dans les yeux. "De même que le masque au théâtre nous permet d'être n'importe qui ou n'importe quoi le temps d'une représentation, l'écran nous offre la possibilité d'être personne, une parole sans auteur assignable et, de ce fait, déresponsabilisée, et de s'autoriser tout ce que l'on s'interdit dans la vie réelle."
Dans le dernier chapitre, l'auteure incarne par l'exemple la dialectique qu'elle voudrait voir sur Twitter en répondant à un livre polémique, celui d'Houria Bouteldja, "Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l'amour révolutionnaire". En étant transparente sur l'état émotionnel dans lequel les propos de ce livre l'ont mise, elle montre comment se replacer sur le niveau argumentaire en commençant par répertorier les points communs entre les deux positions, puis les points de divergence, et surtout en relevant les incohérences dans le discours en puisant largement dans son arsenal philosophique. Tout cela relève d'une démarche constructive au terme de laquelle théoriquement, le dialogue redevient possible puisqu'il n'est plus question d'opposer frontalement des "silhouettes" caricaturales, mais de répondre point par point. La nuance est à ce prix et tout le monde a à y gagner. Néanmoins, n'ayant pas lu le livre en question, j'ai eu un peu de mal à saisir les détails discutés à la pièce, mais il n'en demeure pas moins que cette démonstration est brillante!
Pour autant, je fais le constat comme toujours qu'il faut déployer des trésors de patience, d'énergie et de temps pour répondre de façon nuancée à un message de troll. C'est l'immense faiblesse structurelle du format de la polémique qui encourage à la réduction de la pensée pour valoriser le slogan. Non seulement un troll a bien plus de capacité de nuisance par le format court de ses provocations qu'un individu constructif n'a de capacité de réparation, mais il provoque le trollisme en retour en plaçant la conversation au niveau émotionnel, rabaissant le niveau général au sien dans le mouvement. Twitter nivelle donc par le bas et c'est sa nature.
Il ressort de cette étude un fort sentiment d'impuissance face au dévoiement de la vérité, déjà difficile à approcher en soi dans une démarche honnête, et face à la solidité de ces murs entre gens qui s'identifient et identifient autrui à une catégorie ou à l'autre. Je pense que ce problème est insoluble.
Il me semble qu'il aurait été intéressant d'intégrer à cet essai un chapitre relatif au fonctionnement du cerveau et à la gestion de l'émotionnel, qui pourrait apporter un éclairage sur la plupart des mécanismes en jeu dans les polémiques, et d'établir des parallèles avec la dialectique éristique du philosophe Arthur Schopenauer. La science et la technologie avancent, les procédés rhétoriques restent inchangés.
Les conspirateurs du silence est un livre très éclairant (et désespérant) sur la nature humaine dans le contexte de la twittosphère. Marylin Maeso est une essayiste brillante. Ce sont deux bonnes raisons de lire ce livre (ou de suivre l'auteure sur Twitter).
Et si nous vivions dans une société bavarde où le dialogue n'existe plus ? Marylin Maeso, jeune philosophe camusienne, y voit un vrai danger. Polémiques systématiques, procès d'intention, cul...
https://www.editions-observatoire.com/content/Les_conspirateurs_du_silence