13 Juillet 2022
Nous avons tou.te.s en tête ces représentations de vieilles femmes, laides et passablement édentées, ou bien, au contraire, belles mais parées des atours du mal, utilisant leurs pouvoirs magiques à des fins sordides, généralement pour nuire à une magnifique princesse et à travers elle, à un royaume. Vivant seules mais parfois accompagnées d'un affidé félin, elles maîtrisent l'art des potions, connaissent les vertus des plantes et de pléthores d'autres ingrédients plus répulsifs les uns que les autres. Heureusement, les forces du bien s'unissent pour les vaincre et la princesse peut enfin réaliser son destin de rêve, c'est-à-dire se marier et produire quantités d'enfants en menant une vie domestique bien à l'abri du monde des hommes. Bien que l'entreprise Walt Disney ait énormément contribué à répandre cette vision peu reluisante de la sorcière, elle n'a fait que reprendre un archétype qui a vu le jour au tout début de la Renaissance.
Avec Sorcières, l'essayiste Mona Chollet s'est attelée à une grande entreprise de déconstruction de ce mythe en choisissant l'angle du patriarcat pour montrer que ce qui est réellement en jeu, c'est l'image de la femme indépendante de l'homme qui a choisi de vivre en dehors du destin que la société a tout tracé pour elle. Notant en premier lieu que les sorcières sont surreprésentées par "des célibataires et des veuves", et de façon générale par "toutes celles qui [ne sont] pas subordonnées à un homme", elle les met en opposition avec les attentes des sociétés où "leur lien avec un homme et des enfants, vécu sur le mode du don de soi, reste considéré comme le coeur de leur identité." L'autorité masculine régnant aussi bien en maître au sein de la cellule familiale, qu'au coeur de l'état et des églises, c'est assez naturellement que cette dissidence féminine a donné lieu à divers mouvements sociétaux correctifs qualifiés de "chasses aux sorcières". C'est bien connu, qui veut tuer son chien l'accuse de la rage, et les accusateurs ont rivalisé d'imagination pour mater ces femmes qui osaient défier les règles du système. Quitte à être soutenus par les femmes rangées mais en colère contre cette émancipation auxquelles elles-mêmes n'avaient pas droit. Que n'ont-elles pas fait pendant leurs nuits ? Tuer des enfants pour se repaître de leur sang, avoir des relations sexuelles débridées lors de sabbats où elles se rendent chevauchant un balai phallique, invoquer les démons pour jeter des sorts et maudire, le tout en riant du mal provoqué. Le procédé a d'ailleurs depuis largement été généralisé pour être appliqué à tous les grains de sable qui risqueraient d'impacter la hiérarchie des privilèges.
De ces siècles de chasses aux sorcières et de mises au ban des femmes autonomes et indépendantes, il reste donc une imagerie archaïque profondément ancrée dans l'inconscient collectif et alimenté par les contes de fées, dessins animés, films et même par les chansons. Dans la "Salsa du démon", tout y est:
Oui, je suis la sorcière
J'suis vieille, j'suis moche, j'suis une mégère
Oui, oui, oui, sur mon balai maudit
J'aime bien faire mal aux tous petits
Je fais bouillir des mains de pendus
J'mange des crapauds, des rats tout poilus
J'fais des potions pour séduire les hommes
Puis j'les mords quand ils dorment
Dans ma marmite c'est l'épouvante
Y a des bestioles dégoulinantes
Ce soir j'fais du bœuf au pipi
Car c'est la fête aujourd'hui
Pour faire court, une femme telle que vue par le patriarcat doit être âgée de 15 à 35 ans, être une petite chose fragile, ne connaître bibliquement qu'un seul homme, se marier, s'occuper du foyer, faire des enfants et les élever. Et si elle peut être blanche et répondre aux canons de la beauté, c'est du bonus princesse. C'est ainsi que dès la prime enfance, les petites filles sont constamment rappelées à leur rôle subalterne à venir, au point de d'introjeter ces attentes et de croire que l'attente passive du prince charmant est le seul modèle amoureux et que toute maternité est épanouissante. Et il faut se dépêcher, car dès 25 ans, l'horloge biologique bat les premiers rappels à l'ordre pour les catherinettes: quand arriveront les premiers cheveux blancs, il sera trop tard, elles seront engagées sur la pente qui les amènera à devenir des femmes à chats (ces mignons minions du diable)! Elles sont également conditionnées à croire que certaines disciplines ne sont structurellement pas faites pour elles comme les sciences ou l'ingénierie.
Mais, de plus en plus, à l'initiative des mouvements féministes, ce modèle est en train de battre de l'aile. Partant du constat que les hommes qui n'ont pas la charge des enfants ont le plus de chance de faire carrière, de plus en plus de femmes refusent de jouer le jeu en contestant la maternité et en faisant appel à la contraception et à l'avortement. Ou bien elles refusent de jouer la carte de la séduction et laissent apparaître poils et cheveux blancs. Ou elles aspirent aux métiers traditionnellement réservés aux hommes, comme l'armée, la physique ou l'informatique. Ou elles choisissent de vivre, comme la plupart des hommes, une vie sexuelle comme bon leur semble, c'est-à-dire de baiser pour la fusion et l'extase plutôt que de faire l'amour pour enfanter.
La sorcière est donc la représentation archaïque de la femme indépendante du point de vue des tenants du patriarcat. Me revient une phrase un jour prononcée par un ami à propos de son ex-femme qui l'avait quitté (et j'en étais fort surpris): "C'est une sorcière!" Face à ce raz-de-marée de prises de conscience et d'émancipation, les sociétés puritaines patriarcales se déchaînent: mouvements "pro-vie" contre l'avortement et qui ont connu une victoire traumatisante dernièrement aux Etats-Unis d'Amérique (mais qui sont pour la peine de mort et le port d'arme, et pour qui la pollution et le réchauffement climatique qui tuent largement plus n'ont aucun intérêt). C'est le sursaut de ces gens pour qui "la vie ne les passionne que lorsqu'il s'agit de pourrir celle des femmes." Ou encore ces mouvements "True love waits" où les jeunes sont conditionnés à se tenir le plus à l'écart possible de relations sexuelles diabolisées.
Mona Chollet fait un remarquable travail de synthèse dans cet ouvrage dont le succès a quelque chose de rassurant. Cette démarche journalistique et littéraire n'est d'ailleurs pas très éloignée du fait de jeter un sort puisqu'il s'agit de jeter des mots pour créer de la transformation chez les lect.rices.eurs. L'auteure, ironisant sur son âge, assume ainsi son statut de sorcière, tout en incarnant une certaine modération dans l'exercice de la revendication, elle qui n'est pas pour un renversement des rôles mais pour un rééquilibre des polarités et des chances.
J'ai eu la chance dans ma vie d'être plus attiré par les sorcières que par les princesses, ce qui m'a permis de vivre à plein - et à de très rares exceptions près - de belles relations épanouissantes jusqu'à leur fin naturelle et sans heurts. Je ne saurais que trop recommander de laisser nos sociétés produire plus de sorcières et que les hommes cessent d'avoir peur des femmes indépendantes et autonomes. Et pour ceux qui ne savent pas trop par où commencer, tout est dans Sorcières! Aux privilèges à sens unique du patriarcat, je préfère le privilège de l'enrichissement mutuel.
Sorcières - Mona Chollet - Éditions La Découverte
Tremblez, les sorcières reviennent ! disait un slogan féministe des années 1970. Image repoussoir, représentation misogyne héritée des procès et des bûchers des grandes chasses de la Renais...