7 Septembre 2022
Jean Genet est une figure singulière de la littérature française. L'écriture et la poésie, qu'il portait en lui comme des dons de la naturel, ont été pour lui l'échappatoire de la prison qu'il risquait à vie, pour de nombreux faits de vol commis pendant ses trois premières décennies de vie. Il est l'enfant du rejet dans les marges. D'abord celui de son père qu'il n'a jamais connu, puis celui de sa mère qui le laisse à l'assistance publique et en fait une pupille de la nation. Un passage de plusieurs années au sein de la légion qui se conclut par une désertion. Une homosexualité fondamentale qui n'a rien d'acceptable dans la France des années 30 et dans celle de la Quatrième République. Il cumule les blessures, les rejets et apprend dans la douleur à quel prix humain les sociétés se construisent.
De cette jeunesse passée dans la clandestinité, en cavale, il fera un minerai littéraire dont il tirera plusieurs livres qui attireront l'attention de l'intelligentsia parisienne (Cocteau, Sartre, Camus) qui lui attribueront une fonction sociétale "excrémentielle". De par ses nombreux rejets, il se retrouvera assez naturellement dans la position de porte-parole des rejetés du monde, lorsque celui-ci deviendra son terrain de jeu, une fois son talent reconnu. Il multipliera les estocades contre l'ordre établi, contre la bourgeoisie, leur préférant la révolution et l'inversion du rapport de forces. En témoignent son engagement auprès des indépendantistes algériens, des Black Panthers aux Etats-Unis en 1970, de la Fraction Armée Rouge, de la cause palestinienne au début des années 1980. De sa jeunesse, il conservera aussi l'esprit de vagabondage qui le verra habiter exclusivement dans ces chambres d'hôtel proches de gares et le dénuement. Jean Genet ne possède rien d'autre que deux valises où il conserve les lettres reçues de ses amis. Et une érudition immense!
Ce résumé succinct de ce parcours très atypique est nécessaire pour comprendre ce qui anime l'auteur de L'ennemi déclaré. Jean Genet, c'est l'insurrection permanente, le mépris de l'ordre, la littérature qui se tient consciencieusement à l'écart de la vie littéraire, l'adhésion à toute révolte, au risque parfois d'arpenter des chemins troubles qui font qu'encore aujourd'hui, il semble avoir eu un pied dans l'extrême gauche et quelques orteils dans l'extrême droite, notamment en raison de ses prises de position contre Israël et la mise en scène esthétisée du nazisme dans quelques-uns de ses textes. Pourtant, soutenant la cause palestinienne et les feddayin, il admet volontiers que si la Palestine devient une réalité institutionnelle, il cessera de la soutenir et rejoindra le rang des opprimés qu'elle créera. Jean Genet n'est pas pour, il est contre, de manière à peu près systématique. Il est un condensat de contestation et d'engagement authentique dans l'action aux côtés des causes qu'il embrasse.
L'ennemi déclaré est un recueil d'articles, de pamphlets, de discours, d'entretiens, publiés entre 1970 et les années 1980, qui ont pour point commun la colère. Ces textes sont des brûlots, du combustible à polémiques, mais aussi de la matière à penser philosophique. Ce livre est une référence pour Aurélien Barrau et c'est sur sa recommandation réitérée que je m'y suis plongé. Je comprends mieux la forme que prend la révolte de l'astrophysicien-philosophe-poète concernant la cause de l'impact négatif de l'homme sur le vivant, son engagement. De ce point de vue, Jean Genet est un père spirituel, l'un de ceux qui alignent leurs actes sur leurs mots et leurs mots sur leur pensée, une pensée structurée, cela va de soi. Point de gauche caviar pour l'un, point d'écologie de salon pour l'autre; indépendance vis à vis des mouvements politiques pour les deux; remise en question perpétuelle du conventionnel, et cela va jusqu'aux mots. Comme lorsque Jean Genet offre une distinction entre violence et brutalité qu'Aurélien Barrau réutilise tant cette subtilité est parlante. La violence est un mouvement vital, biologique et nécessaire comme une naissance. Tandis que "le geste brutal est un geste qui casse un acte libre." La brutalité est finalement ce qui réprime le mouvement naturel de la vie. Elle est le fait des êtres humains et l'on peut la trouver aussi bien dans les bavures policières, dans le tutoiement systématique "envers qui a la peau brune", que dans "l'architecture des HLM, la bureaucratie, [...] l'autorité de la machine sur l'homme qui la sert". Dans cette distinction, la révolution est un acte de violence qui vient s'opposer à la brutalité systémique. C'est aussi dans L'ennemi déclaré que sont abordées les questions de révolutions poétique, artistique et politique, que l'on retrouve à peine retouchées dans Il faut une révolution politique, poétique et philosophique, toujours d'Aurélien Barrau. La filiation est cristalline.
Il est également question de l'importance de la beauté, de l'esthétique que Jean Genet accorde à ce qui incarne la violence révolutionnaire. Beauté des feddayin et de leur rapport aux armes, beauté des femmes palestiniennes, et par opposition laideur de la bourgeoisie. Violence belle puisque relevant de la nature. Brutalité laide puisque contre-nature. Laideur des massacres et de la complicité supposée d'un pays. L'article intitulé Quatre heures à Chatila relate l'horreur d'un massacre, sans épargner les détails, puisqu'il fut le premier occidental à fouler le sol de ce camp palestinien quelques jours à peine après les faits. Sorj Chalandon qui foulera le même sol quelques heures après en reviendra traumatisé, chargé de larmes dont il fera de l'encre dans plusieurs de ses livres. Là où l'un soutient Bobby Seale chez les Black Panthers, l'autre soutient Bobby Sands à l'IRA.
J'ai beaucoup apprécié ce patchwork de textes dont l'homogénéité tient à la personnalité toute en intégrité de son auteur, à son engagement, à sa poésie, au faire-corps avec le mouvement naturel de la violence face à la brutalité. Il y a largement de quoi en tirer de l'inspiration face aux brutalités à l'échelle désormais industrielle perpétrées contre le vivant, brutalités face auxquelles il y a tout lieu de penser que la nature prépare une violente riposte. Dans le sillage de Jean Genet et d'Aurélien Barrau, poésie et engagement: deux valeurs qui je l'espère connaîtront un regain d'intérêt. La nature en a foutrement besoin!