2 Juillet 2023
Alice Zeniter est quelqu'un de particulier pour moi. Elle a écrit le livre qui m'a accompagné lors du passage de mon ancienne vie à la nouvelle en 2018, et qui se trouvait être étrangement en résonance avec mon histoire: L'art de perdre. Elle a su trouver les mots justes qui illustrent une situation difficile, porter un regard précis d'écrivain sur des événements, recontextualiser la petite histoire par rapport à la grande, me montrer que je pourrais moi aussi survivre à la traversée de cette Méditerranée de larmes. Son livre a en quelque sorte été mon Zodiac de fortune. Et je lui en serai reconnaissant pour le reste de mes jours. Mais au-delà de cette résonance de circonstance, il y a ce supplément de plume, de richesse et de profondeur qui transparaissent et qui m'ont donné envie de me plonger dans Toute une moitié du monde, publié en août 2022 chez Flammarion. Sans la moindre idée de ce que ce livre contenait, sans avoir lu la quatrième de couverture, je me suis dit que je referais volontiers un voyage dans ses mots. Et j'ai très bien fait.
Toute une moitié du monde hésite en deux formes: l'essai et la rêverie autour de la fiction. Alice Zeniter, très affectée par le confinement au printemps 2020, prend en effet conscience de la complexité du monde et ne se satisfait plus que la fiction en propose une version aussi simplifiée, aussi téléphonée. Longtemps pourtant, c'est la fiction qui lui a permis de s'évader par la pensée et l'imagination, à découvrir un monde qui lui était rendu inaccessible de par sa condition d'enfant. Mais, avec le covid, cette évasion ne fonctionne plus, le coeur n'y est plus. Le temps de l'introspection semble venu: l'autrice va se plonger dans ses abysses pour comprendre son propre rapport à la fiction, à travers ses lectures et à travers son écriture.
Toute une moitié de Toute une moitié du monde est ainsi consacrée à la place de la femme dans le monde de la littérature. Et l'intelligence d'Alice Zeniter fait mouche. L'un de ses premiers constats est qu'à l'instar de la production cinématographique, la production de fiction littéraire fait la part belle au masculin. Une toujours trop grande part d'ouvrages contemporains ne passent pas le test de Bechdel (il doit y avoir au moins deux femmes de nommées dans l'oeuvre, qui parlent ensemble, et qui parlent d'autre chose que d'un homme) ou le test plus radical de DeConnick (qui interroge l'impact qu'aurait sur l'histoire le remplacement du personnage féminin par une lampe). Le monde de la fiction littéraire reproduit les caractéristiques et travers du patriarcat, où les femmes existent par et pour les hommes, dans un manque flagrant d'agentivité (le fait d'être acteur du monde). Alice Zeniter fait le constat qu'elle s'est essentiellement identifiée aux héros et protagonistes masculins depuis ses lectures d'enfance, que ses propres héroïnes adoptent les traits de femmes attirantes et désirantes au regard des hommes, se soumettant au male gaze implicite des oeuvres, et que paradoxalement, les livres qui l'ont le plus édifiée sur le masculin sont ceux de Jean Genet, qui était ouvertement homosexuel et qui offrait une alternative à ce male gaze. Et d'explorer la littérature qui a résisté depuis le début du XXème siècle à ces impensés, une littérature considérée comme féministe ou assimilée aux minorités, qui oeuvre depuis les marges contre la dichotomie entre une littérature pour hommes par les hommes, et une sous-littérature pour les femmes.
Puis il est question de sa propre sexualisation en tant qu'autrice par le monde littéraire. Il paraît qu'une bonne autrice doit être séduisante. Parce que le désir fait vendre. Je ne peux m'empêcher d'y voir un parallèle avec le monde de la musique, même classique, qui met en avant le physique des interprètes féminines sur les pochettes et dans les clips. Alice Zeniter parle aussi de la prédation tranquille (parce que globalement impunie) qui règne dans ce monde littéraire, notamment lors des salons littéraires, où des écrivains alcoolisés tournent autour des jeunes femmes (autrices, assistantes éditrices, attachées de presse), comme autant de prédateurs avides de chair fraîche et qui arrivent régulièrement à leurs fins: "J'ai aussi vu des auteurs débattre, hilares et exhibant des photos à la ronde, de qui faisait les meilleures fellations du monde littéraire." J'ai pu observer moi-même ce ballet de certains auteurs et journalistes qui jouent la carte du paternalisme et de la grivoiserie vis-à-vis des jeunes femmes stagiaires et bénévoles lors des salons, et j'en ai encore plus entendu parler de la bouche même des premières concernées. Mais j'ai aussi pu entendre des femmes se passer le mot à propos d'eux, s'enjoignant mutuellement de se méfier d'untel et d'untel. Comme une fatalité dans le constat que c'est ainsi que le monde tourne. Comme une fatalité devant les habitudes complaisantes d'un monde qui a accueilli Gabriel Mazdneff ou Patrick Poivre-d'Arvor, et qui pardonne volontiers ces "petits" écarts de conduite.
La deuxième partie de Toute une moitié du monde est une réflexion quasiment académique sur l'écriture de fiction et notamment sur les façons d'éviter l'écueil des recettes magiques (le roman "as usual") utilisées par les blockbusters. Comment bousculer les points de vue des lecteur.trice.s sans les perdre ? Peut-être en commençant par porter le regard sur notre propre façon de lire et d'accueillir les bouleversements. C'est ce qu'Alice Zeniter fait en citant abondamment Virginie Despentes, Toni Morrisson, Lola Lafon, Umberto Eco, Julia Kerninon, ou encore Sophie Divry, qui ont oeuvré pour l'émancipation du roman as usual. Mais peut-être aussi en jouant la carte d'une certaine audace, en jouant avec les codes, en faisant disparaître les personnages, en noyant les identités, fort du constat d'Alain Robbe-Grillet que "le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque: celle qui marqua l'apogée de l'individu". Elle revient aussi sur la genèse de ses propres livres, ainsi que sur l'accueil qu'ils ont reçu. Je fais partie de ses lecteurs et je ne peux que constater le lien très particulier que j'ai avec les personnages de L'art de perdre. S'il y a évidemment de la spontanéité dans l'acte d'écrire, cela n'empêche par de réfléchir sur ce geste fort, sur son intérêt. Et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'Alice Zeniter est armée intellectuellement pour ce genre de réflexion: son parcours l'a fait passer précocement par Hypokhâgne et Khâgne, puis, après un premier roman publié à 16 ans, par l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm. Elle traduit en français plusieurs ouvrages de la réalisatrice et autrice Chris Kraus. Elle écrit. Pour le roman et pour le théâtre. Et elle lit, elle lit, elle lit. Elle lit comme une lectrice, pour le plaisir de plonger dans un univers, mais elle lit aussi comme une écrivaine, le regard affûté pour tenter de plonger dans la genèse d'une oeuvre qui la touche. Quitte à lire deux fois le même livre.
Je suis toujours assez admiratif de ce genre de parcours à la fois diversifié et focalisé qui relève d'une quête globalement humaniste et j'aime me plonger dans les profondeurs de ces esprits brillants dont la lumière me touche. Je crois ressortir un peu grandi de la lecture de Toute une moitié du monde, qui est bien plus qu'un essai sur le patriarcat dans la littérature, sur le féminisme, ou sur le rapport à l'écriture. C'est un témoignage à la fois intelligent et vivant, capable de faire bouger les lignes et de faire prendre conscience, qui me donne très envie de me plonger dans les autres livres d'Alice Zeniter.
Toute une moitié du monde de Alice Zeniter - Editions Flammarion
Toute une moitié du monde : présentation du livre de Alice Zeniter publié aux Editions Flammarion. " S'il y avait un message diffusé dans des haut-parleurs avant l'entrée en territoire de fict...
https://editions.flammarion.com/toute-une-moitie-du-monde/9782080259332