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TélescoPages

Un espace dédié à la musique, à la littérature, à la science, à la conscience, et au-delà

Miriam Gablier - Un corps extraordinaire

Après avoir exploré les mystères de la conscience, Miriam Gablier s'intéresse à ceux du corps. Ou plus exactement aux mystères de ce qui relie le corps et cette entité abstraite qui porte aujourd'hui le nom de conscience. Un corps extraordinaire, publié en juillet 2023 aux éditions Le lotus et l'éléphant, est un voyage dans le temps qui nous permet depuis les peuples les plus anciens jusqu'à la science du XXIème siècle de revisiter toutes ces façons que les humains ont eues d'envisager la connexion entre ce corps fait de matière aux propriétés toujours surprenantes, et ce quelque chose qui semble transcender cette matière, détenir une certaine identité, et se faire le réceptacle des perceptions, émotions, douleurs et plaisirs, tout en échappant perpétuellement à l'observation directe. Et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il s'agit là d'un voyage passionnant !

Assistée en cela par les historiens, les scientifiques et les philosophes, dont Nathalie Depraz, son ancienne professeure de philosophie en master, Miriam Gablier se plonge ainsi au coeur des civilisations passées pour en étudier les cosmologies, et plus particulièrement les multiples façons d'aborder le diptyque corps-esprit. Et l'on se rend compte que la posture matérialiste actuelle sur la question, qui consiste en l'affirmation que la conscience est une production du cerveau et que le corps n'est qu'un robot biologique, est très récente, et qu'il a existé - et existe encore -  des myriades de façons alternatives d'envisager ce dilemme.

Les animismes primordiaux ne faisaient pas de différence particulière entre corps et conscience. Pour ces traditions n'existait qu'un continuum vivant où rien n'était véritablement séparé de rien. "Les peuples originels ne pensent pas que l'homme a un 'corps', tout comme ils ne pensent pas qu'il a une 'âme'."  Les concepts pour les catégoriser n'existaient d'ailleurs même pas. C'est face à la problématique de la mort que les premières religions dont il existe des traces écrites vont émerger pour tenter d'apporter une explication à ce paradoxe d'une absence de vie dans un univers qui n'est fait que de vie. "Ainsi, à partir du phénomène de la mort, l'humanité commence à élaborer l'idée qu'il existe des principes moins tangibles, qui animent les choses et qui perdurent d'une manière moins perceptible au-delà de la mort." Ce sont ces premières religions qui vont établir pour la première fois la séparation entre le corps et cette conscience intangible. L'hindouisme les voit comme deux manifestations différentes d'une même cause. La civilisation grecque est celle qui va instaurer la scission entre le corps et l'âme: entre soma / le corps et sêma / la tombe. Puis sont explorées les visions des grandes théologies. La chrétienté, baignée de culture grecque, pose une hiérarchie qui stipule la dualité et la supériorité de l'âme - identifiée à l'humain - sur le corps: les restes d'animisme originels sont peu à peu expurgés des composantes corporelles, et tout ce qui relève du corps devient impur ou péché. Le bouddhisme tibétain parle de corps arc-en-ciel, c'est-à-dire d'une continuité de corps subtils. Puis viennent les courants ésotériques qui, en analogie avec les principes de l'alchimie, reposent sur la croyance que l'âme s'incarne dans un corps pour y expérimenter une initiation purificatrice.

Mais la Renaissance va marquer une cassure qui va peu à peu inverser la hiérarchie dans la dualité: la science balbutiante va dans le sens d'un corps matériel siège de la conscience: l'âme et la transcendance commencent à perdre du terrain, pour être peu à peu remplacées par la notion de cogito et d'immanence. Cette forme de conscience n'est pas elle-même purement matérielle mais l'intuition est que cette "chose qui pense" en est un peu plus proche. Avec les avancées de la science et donc du matérialisme réductionniste, le corps devenu robot biologique se fait désenchanté et l'âme, l'esprit et le cogito laissent la place à la raison. Le corps est désormais considéré comme une propriété émergente de la physique, de la chimie, et de la biologie, tandis que la raison est réduite à une propriété émergente des réseaux neuronaux du cerveau. Ce corps désormais seul porteur de l'identité humaine devient ainsi l'objet d'un culte, du narcissisme, d'une médicalisation jusqu'à en accepter l'augmentation par les biotechnologies. Pourtant, intuitivement, quelque chose résiste à ce réductionnisme puisque l'on continue de parler de "mon corps" comme si celui-ci appartenait en propre à un autre principe dont il serait séparé et dont il serait le jouet: l'inconscient. La psychologie et ses dérivés apparaissent alors pour en étudier les rouages.

C'est au XXème siècle qu'un ensemble de nouvelles sciences de l'infiniment petit vont petit à petit saper les bases de la physique mécaniste newtonienne: Einstein et Bohr postulent les théories de la relativité et de la physique quantique, suivies par une réintégration de la conscience qui ne serait plus considérée comme une externalité, mais comme les fondations même de la matière. Les philosophes font un grand retour sur le chantier de la compréhension fondamentale du monde: le panpsychisme et le monisme à double aspect sont nés. Le corps peut désormais se réenchanter et poser des limites à l'organisme au-delà de la peau. Longtemps considérées comme des disciplines de gentils illuminés, la méditation et la transe se déstigmatisent et se redémocratisent. La science se réintéresse aux mystères des effets placebo et nocebo. Les disciplines de la parapsychologie font timidement leur retour et l'on accepte de porter un regard sérieux sur ces phénomènes conservés dans les marges depuis des siècles et qualifiés de surnaturels. L'on se rend compte que la dyade corps/esprit dispose d'aptitudes incroyables, comme autant d'anomalies au modèle matérialiste, dont la deuxième partie du livre s'évertue à en faire l'inventaire.

Ce regard historique porté par Miriam Gablier sur le corps et sur la conscience me paraît d'un immense intérêt tant il montre que les paradigmes historiques se sont succédé, et qu'il est très probable que le paradigme matérialiste actuel, qui ne serait qu'un seul parmi d'autres, ne fasse pas exception. Vu dans le temps long, il devient clair que notre compréhension du monde est en perpétuel mouvement, et que ce que nous considérons comme normal à l'heure actuelle peut à tout moment s'obsolétiser au profit d'autres notions qui feront l'objet d'un nouveau consensus. Tellement d'écoles ont essayé de trouver du sens par tous les moyens à disposition en leur temps: l'astrologie, la physiognomonie (l'étude des "traits de la personnalité dans les attributs corporels"), l'alchimie, la théologie, la philosophie, et plus récemment la science. Ce monde dont la magie s'est retirée, ce corps réduit à une machine, une horlogerie, dirigée par "des lois physiques réductibles à des équations mathématiques", est très certainement en sursis.

Miriam Gablier, comme dans son précédent ouvrage Les mystères de la conscience, réussit à faire une synthèse très efficace de notions philosophiques, théologiques et scientifiques complexes, le tout dans une mise en page soignée qui fait la part belle aux illustrations esthétiques (en témoigne la magnifique première de couverture). L'alternance de chapitres courts, l'inclusion d'encarts spécifiques, les notes de bas de page, les références extérieures, font de ce livre un ouvrage qui se place à mi-chemin entre vulgarisation et approche académique, sans jamais infantiliser les lect.rices.eurs. La construction d'Un corps extraordinaire qui part de la magie, puis s'en départit pour y revenir est très efficace pour nous faire comprendre que les choses sont bien plus grandes qu'elles n'y paraissent, que la connaissance est impermanente. Et qu'il est très probable que c'est en s'intéressant aux anomalies que l'on (re)découvrira la nature profonde de ce qui nous constitue, et qui, peut-être, nous relie au-delà de l'espace et du temps.

Miriam Gablier - Un corps extraordinaire
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