17 Juillet 2023
Lorsqu'Emmanuel Carrère se lance dans un projet de chroniques couvrant le procès des attentats du Bataclan pour le Nouvel Observateur, il sait qu'il en prend pour plusieurs mois. Il sait également qu'il n'est pas particulièrement compétent pour couvrir ce dossier à très haute charge émotionnelle, mais il sera bien entouré avec Violette Lazard, Mathieu Delahousse et Vincent Monnier, des spécialistes du dossier V13. Et c'est porteur d'une accréditation de journaliste qu'il va donc assister à l'intégralité des plaidoiries, jour après jour, pendant neuf mois, du 2 septembre 2021 au 7 juillet 2022, et se plonger dans la réalité d'un procès historique, en creusant l'histoire de toutes les victimes ainsi que celle des accusés encore vivants et des kamikazes. Emmanuel Carrère n'est pas là pour juger. Avant d'être journaliste, il est écrivain, porteur d'un regard de côté sur le monde. Et il est présent pour tenter de déchiffrer l'incompréhensible, pour apporter des réponses aux nombreux points d'interrogation, pour toucher à la réalité de ce qu'est un humain qui a décidé de la vie et de la mort d'autres humains au nom d'une cause qui a tous les atours de l'arbitraire.
Les attentats du vendredi 13 novembre 2015 ont touché les Français au coeur, en les faisant sortir d'une vie composée pour partie d'une certaine insouciance à base de concerts, de terrasses entre ami.e.s, ou de matches de foot. Cette insouciance est précisément la cible des terroristes de Daech. Se sachant peu nombreux et très peu suivis dans leurs aspirations, leur stratégie consiste ainsi à s'attaquer à des symboles et à faire de chaque attentat une entreprise de communication dont la finalité est de cliver les communautés pour les encourager à se combattre entre elles suite à la radicalisation consécutive à la colère, et à générer des injustices en série. L'amalgame qui est fait par des personnes de plus en plus nombreuses de toutes les communautés musulmanes à Daesh ainsi que la montée des populismes nationalistes montrent que cette entreprise a en partie porté ses fruits. C'est la stratégie dite de la "zone grise" qui pousse des gens relativement paisibles et indéterminés à choisir un camp, à se radicaliser. C'est aussi un peu la stratégie du moustique, où un tout petit animal doué d'une très faible capacité de nuire a la capacité d'énerver des entités bien plus grosses que lui jusqu'à les empêcher de dormir la nuit. L'un des effets de bord du procès fleuve couvert par Emmanuel Carrère a pour vocation de rétablir les responsabilités et de ramener ce qui a les allures d'un conflit de civilisation à l'histoire réelle de quelques moustiques passés du statut de délinquants récidivistes à celui - plus valorisant selon eux - de djihadistes. En passant la par les eaux stagnantes de Molenbeek et de la Syrie, nécessaires à leur métamorphose.
V13 est un compte-rendu écrit au fil de l'eau où l'humain retrouve toute sa place, sa petitesse et sa grandeur, où la durée du procès a raison des masques sociaux à force d'usure, où le lecteur passe par toutes les émotions, par toutes les empathies, voyage entre doutes et certitudes selon les plaidoiries de la défense ou des parties civiles. L'on découvre les liens de respect mutuel qui se tissent entre les avocat.e.s adversaires, les stratégies, les postures de l'accusé principal, mais aussi la façon dont chaque accusé tient à minimiser son rôle au sein de la préparation des attentats, pour faire "tomber le T" de AMT (association de malfaiteurs terroriste) et écoper de quelques années de prison plutôt que de la perpétuité. Mais il y a aussi ces moments étranges où sont exposés les fichiers découverts sur les ordinateurs des terroristes, qui révèlent leur intérêt pour des films inattendus (Cyrano de Bergerac, Si Versailles m'était conté, La vie d'un honnête homme, Les misérables) visionnés "entre deux vidéos de décapitation", et qui témoignent de la complexité des personnalités. Les moments où le comique involontaire s'invite en la personne du logeur Jawad Bendaoud et ses postures. Emmanuel Carrère va extirper les humains de leurs costumes de monstres, pour les rendre au quelconque. Le récit de cette déshérence qui grandit en terre de misère en devient d'autant plus glaçant.
Le récit des victimes et de leurs proches est également très présent. Sont retranscrits les moments d'horreur et d'incompréhension des survivant.e.s, la vérité froide de la souffrance des parents qui ont perdu des enfants, des couples brisés, des corps abîmés, l'odeur du sang. Les dépositions qui se succèdent méritent leur nom: les émotions, les pertes irréversibles, les larmes accumulées, les peines, les traumatismes sont littéralement déposés aux pieds de la justice et de l'opinion française. Et pourtant, à travers ce chaos émotionnel, malgré les différences, se tissent des liens inattendus entre certains proches des kamikazes et parents des victimes, des liens qui d'une façon triste et factuelle sont des liens de sang.
Et ces chiffres, douloureux, incroyables tant il semblent exagérés, incongrus: 130 morts; 2h 38m 47s d'enregistrement audio qui ont capté la tuerie du Bataclan; "123 corps entiers et 17 fragments de corps"; 258 coups de feu; 378 pages qui résument 542 tomes qui empilés font 53 mètres de haut... Et il y a les avocats et les juges, le panache qui fait immanquablement partie du récit et fait l'objet d'une bataille dans la bataille, la défense héroïque parce que perdue d'avance, les effets de manche des uns, la sobriété des autres.
V13 est construit en trois parties, suivant la chronologie du procès, puisque le récit des victimes est présenté en premier, ensuite l'accusation, et enfin les délibérations. Le texte d'Emmanuel Carrère est fluide, présenté avec l'ingénuité de celui qui ne s'y connaît pas trop et qui compense en observant et en rapportant tout ce qu'il voit, entend et devine entre les lignes. C'est un regard qui ne porte pas de jugement. Il est simple observateur, factuel, transparent quant aux questionnements qui viennent à lui. C'est ce qui, je crois, constitue la force de ces chroniques judiciaires.
V13 est une histoire profondément humaine, qui fait se poser de multiples questions. Que seraient devenus ces humains s'ils avaient grandi dans d'autres terreaux ? Le mal est-il inné comme on voudrait souvent nous le faire croire, ou bien acquis, ce qui fait de tout un chacun un monstre potentiel ? Je recommande donc ce livre pour la précision des détails, pour l'histoire, pour l'humain. Encore un excellent Emmanuel Carrère donc!
Allemagne : Matthes & Seitz | Brésil : Objetiva | Chine : Shanghai 99 | Danemark : Forlaget Bobo | Espagne : Anagrama | Grèce : Ekdoseis tou Eikostou Protou | Italie : Adelphi | Pays-Bas : De ...
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