28 Juin 2022
Revisiter trente-trois ans plus tard un classique de la littérature lu de façon très littérale afin de préparer l'oral du bac de français, accompagné cette fois de l’expertise d’une philosophe spécialiste de son auteur, c’est un peu comme visiter un musée d’art contemporain, sans guide puis avec guide, il y a un monde de lumière d'écart. C'est une expérience de réalité augmentée, où les "Eureka!" succèdent aux "Bon sang mais c'est bien sûr!" Sans les explications de l'expert, le béotien passe à côté d’une myriade de détails et d’informations contextuelles explicatives, mais il passe surtout à côté d’une grande partie du sens de l’œuvre. C’est cette expérience que propose l’essayiste et philosophe Marylin Maeso dans La petite fabrique de l'inhumain publié fin 2021: poser un éclairage sur diverses problématiques sociétales contemporaines à travers l'exégèse (et peut-être un peu l'eisegèse) de La peste d’Albert Camus.
Que d'intelligence dans ce livre à la densité incroyable! D'abord il y a la méthode philosophique maîtrisée jusqu'au bout des ongles par l'auteure, normalienne et enseignante en philosophie, qui prend le temps de déconstruire les idées en phrases, puis en mots, jusqu'à explorer leurs racines pour que les lect.rices.eurs aient l'opportunité d'en saisir la quintessence. Marylin Maeso fait systématiquement cette mise au point nécessaire avant tout débat, pour s'assurer que les propos soient aussi peu ambigus que possible. On répète à l'envi que les mots ont un sens, mais en réalité, ils en ont plusieurs. Et parfois les mots et expressions sont chargés d'une histoire oubliée qui prépare inconsciemment les esprits à l'inhumain. L'inhumain n'est pas le monstrueux. Le monstre appartient encore à l'humanité et il est visible. L'inhumain quant à lui est un mal insidieux, une potentialité cachée qui vit et réside en chacun de nous. Invisible à l'oeil nu, la peste se transmet de proche en proche à l'insu des personnes concernées, et nécessite une période d'incubation au-delà de laquelle le mal devient visible. La peste se voit seulement à ses conséquences à l'échelle d'une communauté. C'est ici que le parallèle entre La peste et différents sujets de civilisation assimilés à l'inhumain peut être établi et que le champ allégorique de ce roman souvent limité au nazisme peut être largement étendu.
L'auteure montre que tout événement tragique à l'échelle d'une société (attentats de Charlie Hebdo, génocides, décapitation de Samuel Paty, crise climatique alimentée par les habitudes qui ont valeur de loi de fait par l'usage, ou plus récemment abrogation de la loi fédérale sur l'avortement aux Etats-Unis, etc.) est une manifestation d'un mal qui a nécessité un certain temps d'incubation et des agents microscopiques et pathogènes. En l'occurence, le diable se cache dans les détails: le mal qui transforme l'humain en inhumain se transmet en premier lieu par les mots. Les mots que l'on pense généralement inoffensifs sont en réalité des substances actives dont certaines fonctionnent à l'insu de ceux qui les reçoivent. Le vocabulaire utilisé quotidiennement par "de jeunes esprits dénués de malveillance" peut être chargé et faire en sorte que ceux-ci "s'imprègnent d'idées et de locutions racistes, sexistes, antisémites ou homophobes, sans pour autant éprouver une quelconque aversion envers les catégories de personnes visées." L'insignifiant, notion camusienne, est le vecteur du mal et il s'installe progressivement par un effet d'habitude, par automatisme. La première occurence peut être choquante, mais les suivantes sortent peu à peu du champ de l'attention. C'est ainsi que les injures deviennent boutades. "Les crimes et autres calamités quotidiennes ont l'art de glisser insensiblement à l'arrière-plan sous l'effet de l'accoutumance." François Jullien a par ailleurs très bien décrit ce mouvement imperceptible et implacable dans son livre magistral Les transformations silencieuses.
L'inhumain s'installe par une préparation idéologique des personnes qui prend place dans le banal et le quotidien. Ce mode opératoire n'est pas sans rappeler la notion de "glissement du point de référence" théorisée par Daniel Pauly, élargie en "amnésie environnementale" et résolument transposable dans le contexte de la sociologie. C'est aussi le syndrome de la grenouille dans la casserole. Les frontières de l'acceptable évoluent jusqu'au moment où il devient acceptable de stigmatiser, de maltraiter voire de tuer une catégorie de personnes littéralement pestiférées. C'est la banalisation du mal chère à Hannah Arendt.
"La société a du sang sur les mots"
Pour s'incuber et se transmettre avec un taux de reproduction correct, la peste a besoin d'un environnement propice. Notre société d'hypercommunication est le contexte idéal pour cela. Ce n'est pas un hasard si le champ sémantique du virus est utilisé pour décrire les flux d'informations. Les mêmes - qui ne sont rien d'autres que la réplication d'une image à l'identique - se transmettent sur les réseaux sociaux. Ne parle-t-on pas d'ailleurs de viralité ? Et ce n'est pas un hasard que le mécanisme de l'émotion, connu pour sa proximité avec l'inconscient et dont l'une des caractéristiques est de court-circuiter la pensée, soit le milieu lubrifiant de cette viralité. La société de l’info-spectacle fait ensuite écho à cette chambre de résonance de l'émotionnel que sont les réseaux sociaux, les mêmes infusent au sein des émissions populaires (des émissions comme celles de Cyrille Hanouna), puis au sein de la politique (comme les phénomènes Trump ou Zemmour). Les circuits de la propagation de l'inhumain n'ont jamais été aussi larges et rapides. Et c'est dans une atmosphère qui s'est chargée petit à petit de suffisamment de molécules de gaz que la moindre étincelle sera prompte à provoquer le coup de grisou fatal.
L'esprit critique en alerte est le rempart contre cette viralité. Dans le roman de Camus, il s'incarne sous les traits de Tarrou qui, au plus fort de l'épidémie mais loin des tempêtes émotionnelles, continue d'observer ce qui relève de l'insignifiance, et s'avère être le personnage le plus lucide de tous. Mais pas le plus écouté car le déni est un mécanisme de défense très fort. Car comme le disait René Char "la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil." Dans la vraie vie, cela prend chair dans le complotisme, dans le rejet de la science réduite au rang d'opinion comme les autres, dans le rejet de l'analyse sur le temps long au profit de la réaction à chaud, dans ces mouvements qui se revendiquent de la résistance contre la dictature des faits scientifiques.
Au fond, cette peste qui "ne meurt et ne disparaît jamais" ne serait-elle pas ce circuit de la récompense que Sébastien Bohler décrit avec brio dans son ouvrage devenu référence Le bug humain ? Ce mécanisme inhérent au cerveau des mammifères et en particulier de l'humain, qui fait de chacun d'entre nous quelqu'un d'éternellement insatisfait et de gouverné par les émotions, expliquerait bien le fait que la peste soit dans le coeur de chacun, comme une propension au mal toujours en potentialité.
La petite fabrique de l'inhumain et son auteure Marylin Maeso rejoignent au premier essai mon panthéon personnel des ouvrages et personnes qui comptent, et je ne saurais que trop les recommander.
La petite fabrique de l'inhumain
Marylin Maeso revisite La Peste de Camus pour saisir, à la racine, les rouages de la déshumanisation. " Inhumain " ne se prononce pas à la légère. Dans l'imaginaire collectif, ce mot convoque ...
https://www.editions-observatoire.com/content/La_petite_fabrique_de_linhumain