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31 Mai 2022
S'il y a une personnalité du monde de la psychologie qui me fascine, c'est bien Carl Gustav Jung. Rentré dans ma vie il y a une vingtaine d'années par la petite porte de l'analyse des rêves, un domaine qui m'a beaucoup passionné en son temps et que je continue de pratiquer de loin en loin, j'avais très rapidement ressenti un besoin très fort d'en savoir plus en le lisant. Et en l'espace de quelques mois, j'ai probablement lu tout ce qui avait été traduit de lui. Jung, c'est un univers d'une richesse incomparable, une virtuosité et une créativité hors du commun, le sens de la remise en question permanente et empirique. Animé par la recherche de la vérité, prêt à affronter les éléments dans le monde entier, il est pour moi l'archétype du trouveur génial (je préfère ce terme à chercheur), ce type de personne qui génère de la disruption en série et élargit soudainement le champ des connaissances. Longtemps boudé par les académiques qui lui préféraient Freud et Lacan, sa vision commence à être reconnue quelques soixante années après sa mort. Très vite adopté par les tenants d'idéologies sectaires, et assimilé très injustement à eux, c'est sans doute son attirance pour les phénomènes paranormaux qui lui a valu le plus de résistances au sein du monde académique. Comme l'en avait averti Freud quand les deux se fréquentaient encore. Ce qui différencie fondamentalement Jung des autres, c'est sa capacité à se défaire de ses préjugés et de ses a priori, d'envisager un objet d'étude sous un oeil perpétuellement neuf. Et à donc poser ses lumières sur ces sujets que les autres chercheurs répugnent à étudier, craignant pour leur réputation.
Carl Jung est considéré par beaucoup comme le père du développement personnel. Ayant théorisé l'existence d'une force qui nous pousserait à devenir ce que nous sommes destinés à être, ce qu'il appelle le processus d'individuation, il ne nous parle de rien d'autre dès les années 1940 qu'une clé qui se trouverait en nous-mêmes, et non plus dans un livre de vérités révélées, et qui nous ouvrirait la porte transcendante du Soi, de la divinité consubstantielle à tout être. C'est une vision mystique de la psychologie qu'il nous offre, servie sur un plateau d'érudition inouïe. Ses idées se sont depuis frayé un chemin dans la culture populaire, sans que nous en ayons réellement conscience. L'inconscient collectif, c'est lui. Les synchronicités, c'est lui. L'ombre, c'est lui. La collecte et l'analyse des invariants que l'on retrouve dans les contes de tous temps et de toutes ethnies, toujours abondamment servis dans les grandes sagas (La guerre des étoiles, Le trône de fer...) et qui ont donné lieu à ce concept d'archétype, c'est encore à lui qu'on le doit. Sa méthode d'analyse des rêves qui repose sur un socle de symbolisme personnel et universel fait toujours référence. Cerise sur le gâteau, la toute première expérience de mort imminente recensée, c'est celle qu'il a vécue en 1944 et dont il a parlé un an plus tard. Ses concepts sont donc bien connus, font l'objet de multiples débats, mais peu de gens ont réellement lu Jung dans le texte.
Dans Jung, un voyage vers soi, publié en novembre 2021, le philosophe et essayiste Frédéric Lenoir nous invite à revisiter le parcours personnel et nous offre une synthèse des concepts de cet immense personnalité de la psychologie. L'initiative est salutaire. Pour en avoir lu une grande partie, je me dois de reconnaître que les ouvrages de Carl Jung sont d'une grande complexité. Souvent très fournis et d'une structure qui n'est pas orientée vers la pédagogie, leur auteur convoque l'intelligence des lect.rice.eurs. C'était une pratique courante dans les ouvrages académiques de la première moitié du XXème siècle. Quand la littérature de recherche n'était pas grand public, les érudits s'adressaient à d'autres érudits, c'est-à-dire à des initiés. Accessoirement, du fait du champ très large de ses centres d'intérêt, la lecture de Carl Jung est rendue complexe par les nombreux tiroirs qu'il ouvre, par ses associations fulgurantes, et par ses digressions. Un travail de synthèse était donc nécessaire. Bien sûr, Frédéric Lenoir n'est pas le premier à se lancer dans cette entreprise de vulgarisation de Carl Jung. Mais du fait de sa popularité auprès du grand public des ouvrages de développement personnel, il sera peut-être celui par qui la reconnaissance posthume viendra.
Jung, un voyage vers soi se tient en deux parties. La première est strictement biographique et n'aborde les concepts jungiens que dans le but de les replacer dans un contexte historique. Intéressante en soi, elle montre le parcours personnel atypique de cet homme issu d'une famille très empreinte de protestantisme, pour qui à l'âge de douze ans, "la religion, c'est la mort". Ce sera seulement dans sa quarantaine qu'il va revenir à ce sujet en posant que la spiritualité n'est pas une fuite seulement motivée par la peur de la mort comme le formulaient ses pairs, mais aussi par une force intérieure, la libido, un concept théorisé par Freud mais qu'il élargit bien au-delà de la sphère sexuelle. Pressenti comme le successeur de Freud, sa passion de la vérité le poussera à s'en détacher. Freud lui en tiendra rancune toute sa vie. Passionné d'alchimie, de taoïsme, il cherche dans toutes les directions à la fois, de manière circulaire, comme le montrent ses échanges épistolaires avec le physicien quantique Wolfgang Pauli qui était l'un de ses patients et avec qui il cherchera une base scientifique au concept de synchronicités. Mais comme le montre aussi son intérêt pour les mandalas, le yoga, les phénomènes paranormaux et le yi-king. Il est accessoirement réjouissant de voir que cet homme pour qui le sexe n'est pas important a connu de nombreuses maîtresses dans le cadre de relations que l'on qualifierait aujourd'hui de libres, tandis que son mentor de jeunesse, Freud, pour qui le sexe était tout, a connu une vie très rangée en comparaison. Petite anecdote qui dénote le bourreau de travail: Jung a analysé 80.000 rêves de patients! C'est en étudiant de telles quantités de données qu'il a pu retrouver certains invariants qu'il a catalogués comme archétypes, mythes, et qu'il en est arrivé à postuler l'existence d'un symbolisme universel et d'un inconscient collectif.
Dans la deuxième partie de ce livre, Frédéric Lenoir décrit de manière synthétique le modèle jungien de la psyché (même si Jung insistait sur le fait qu'il ne fallait pas figer sa vision des choses, son modèle). Cette psyché a ceci de particulier qu'elle est très inscrite dans la spiritualité. Et l'on comprend aisément comment de ce modèle sont nés de nombreux courants du new age. Jung s'inscrit au-delà de la matière, a besoin d'autres dimensions pour expliquer les phénomènes qu'il observe tout au long de sa vie. Pour lui, la matière n'est qu'un aspect de la réalité, et il existe en chacun.e d'entre nous une force qui nous pousse bon an, mal an, à nous réaliser, à nous aligner sur ce à quoi nous sommes destinés. Un artiste par exemple n'a pas forcément vocation à s'épanouir dans le monde de la finance ou de l'informatique et, tôt ou tard, la vie et les expériences le rattraperont, dans ces fameuses crises de milieu de vie. Quand la vie conspire à te sortir de ta zone de confort pour t'amener ailleurs, que ce soit par le biais des synchronicités, des rêves, des mythes, des intuitions, des accidents, l'univers ne manque pas de ressources pour arriver à ses fins. C'est le concept de l'individuation au service de laquelle toute la psyché est sollicitée: le moi conscient, la persona (le masque social), les polarités masculine (animus) et féminine (anima), l'ombre (l'inconnu et le refoulé) formant un grand tout, le Soi, qui est la porte d'accès au divin (ou au christique pour la religion catholique) qui sommeille en chacun d'entre nous et dont il est postulé qu'il est vérité. L'individu a ainsi vocation à réconcilier ses polarités masculine et féminine, à explorer sa part d’ombre pour la mettre en lumière, guidé par la force du Soi (dialectique du moi et de l’inconscient), pour faire coïncider sa persona avec le moi et avec l'inconscient. Pour s'aligner. Pour devenir ce qu'il est.
Frédéric Lenoir fait un excellent travail de vulgarisation et je ne peux que recommander à toutes les personnes désireuses de se lancer dans un travail profond sur soi, ou simplement d'en connaître plus sur cet homme fascinant à bien des égards, de passer le pas de cette excellente porte d'entrée qu'est le livre Jung, un voyage vers soi.
Retrouvez Jung, un voyage vers soi par Frédéric Lenoir, publié par les éditions Albin Michel. Parcourez nos suggestions de livres Psychologie
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