30 Mai 2022
Après Sapiens, qui offrait un panorama depuis la haute atmosphère de l'histoire de l'humanité, Yuval Noah Harari prend des paris sur le futur dans Homo deus, un essai paru en 2017 en version française. Maître dans l'art de détecter des invariants et des lois sous-jacentes dans les grands mouvements humains comme les religions ou les révolutions, il met son expertise au service de l'anticipation et de l'étude prospective dans ce grand chantier de déconstruction.
Yuval Noah Harari excelle dans l'exercice de l'analyse rétrospective, par sa capacité à synthétiser les grands mouvements historiques. Et même si les historiens lui reprochent régulièrement des inexactitudes ou certaines mauvaises interprétations de faits historiques, il n'en demeure pas moins que son récit de la grande histoire humaine est d'une redoutable efficacité, dans la mesure où elle permet à tout un chacun de comprendre d'où il vient et de pourquoi la société est telle qu'elle est. L'auteur répond au besoin profond d'y voir un peu plus clair dans le grand flou historique. C'est ce même besoin qui avait en son temps fait le succès en France de la série "Il était une fois l'homme".
Homo deus est construit comme une démonstration en trois grandes parties:
Dans la première partie, Yuval Noah Harari se lance dans une grande - et saine - entreprise de désacralisation. Selon lui, et le terme revient souvent, tout grand mouvement historique peut être réduit à un "deal", une affaire morale, une convention sociale, qui vient sceller un accord entre une population en quête de sens et une structure qui prétend en apporter. Ainsi les religions sont à ses yeux le meilleur deal sur la manière d'accéder au bonheur au sein des sociétés anciennes où l'individu était avant toute chose au service d'une cause plus grande que lui: sa communauté, et les moyens pour elle d'éviter famines, maladies et guerres. La question du sens de la vie et de la mort était alors vite résolue: nourrir, guérir et mourir pour sa communauté. Mais avec l'apparition de la science, avec le siècle des lumières, l'arrivée de l'industrialisation, et l'augmentation du niveau de vie qui s'en est suivie, la donne a évolué. Escaladant quelques marches de la pyramide de Maslow, l'être humain a commencé à s'envisager en tant qu'individu et à remettre en question les réponses religieuses préformattées. C'est ainsi que l'humanisme est venu depuis le champ philosophique apporter de nouvelles réponses pour petit à petit supplanter les religions. Et de toutes les déclinaisons de l'humanisme, c'est le libéralisme qui s'est avéré répondre de la façon la plus inclusive et globale aux besoins de ce nouvel humain. "Le libéralisme sanctifie le moi narrateur, et le laisse s'exprimer au bureau de vote, au supermarché et sur le marché matrimonial." Les axiomes éthiques religieux ont simplement été remplacés par d'autres axiomes éthiques fondés sur la réflexion philosophique et scientifique. Foin de la transcendance, Dieu est mort!
Dans la deuxième partie, l'auteur déconstruit l'individualisme. Yuval Noah Harari ne fait pas grand secret de son athéisme et de sa vision matérialiste moniste, voire nihiliste, du monde. "Selon nos connaissances scientifiques, l'univers est un processus aveugle et sans dessein, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien." Et de citer quelques exemples de protocoles scientifiques montrant que l'esprit humain est tout sauf indivis. On ne devrait plus parler d'individus, mais bien de "dividus". L'hypothèse de travail est ainsi posée pour la suite du raisonnement. L’humain est une machine biologique. Son libre-arbitre n’existe pas. Ses capacités sont duales: cognitives et physiques. Dit autrement, nous serions des algorithmes sur pattes.
Partant, l'auteur développe dans une troisième partie l’idée que la quasi-totalité des fonctions humaines peuvent être remplacées par de l’intelligence artificielle et des robots. Tout comme Laurent Alexandre, il pense que l'avenir appartient aux algorithmes, que l'humain sera grand-remplacé par eux et que seuls subsisteront une poignée de milliardaires qui bénéficieront des services de leurs robots esclaves dopés à l'intelligence artificielle. C'est de ce parti pris que cette "brève histoire du futur" démarre et l'une des prémisses du raisonnement est que la fiction humaniste sera à terme remplacée par une autre fiction: celle de l'humain augmenté. "Le libéralisme s'effondrera le jour où le système me connaîtra mieux que je ne me connais." D'après une étude sur 86.000 volontaires, Facebook est en mesure de prédire mieux que les proches les réponses d'une personne à questionnaire de personnalité en 100 points. Autrement dit, nous y sommes. "Nul paradis ne nous attend après la mort, mais nous pouvons créer le paradis ici, sur terre, et y vivre éternellement, pour peu que nous parvenions à surmonter quelques difficultés techniques." Le prochain dieu universel sera donc technologique!
Groucho Marx disait: "La prédiction est un art difficile, surtout lorsqu'elle concerne l'avenir." Les récits d'anticipation sont tous imparablement assujettis à la loi du chaos. Homo deus ne fait pas exception à la règle: une toute petite erreur ou déviation par rapport à la réalité initiale peut faire complètement échouer une prédiction. Yuval Noah Harari ne prend pas la précaution de le rappeler et au contraire, est assez affirmatif dans ses écrits. Or, et c'est un point fondamental à mon avis, nous sommes tous soumis aux biais cognitifs. Nous avons tous nos angles morts et nos préjugés. L'écrasante majorité des ouvrages d'anticipation se trompent, c'est systématique. Poser des hypothèses a déjà quelque chose de hasardeux. Poser des hypothèses sur ces hypothèses comme dans ce livre, c'est s'éloigner de la science pour se rapprocher de la fiction. Mais quand la fiction est bien amenée comme elle l'est, il y a quelque chose d'absolument délectable à lire, qui est du même ordre que jouer à se faire peur. Alors, ça passe largement! Le choix de ces hypothèses est donc révélateur des biais de l'auteur, lesquels en disent parfois très long sur l'air du temps, sur les peurs et les projections à l'échelle d'une société, sur les idéologies. Et ça tombe bien, le techno-libéralisme a de quoi faire peur. Et puis il y a bien évidemment aussi ce qui se cache dans les angles morts, l'impensé, le diable qui prend ses quartiers dans les détails et qui pourrait contenir les ferments de la rédemption.
Côté pile, il me semble que Yuval Noah Harari fait l'impasse sur des hypothèses très importantes. Trop importantes pour que cet édifice de pensée néolibérale ne s'avère être autre chose qu'un château de cartes. C'est à espérer parce que la vision proposée est très sombre. Certes, la connaissance est infinie et partageable à l'infini, mais est-elle suffisante pour contrebalancer la pénurie des ressources matérielles qui s'annonce pour tenir le pari de faire toujours plus avec toujours moins, et d'entretenir indéfiniment la croissance nécessaire à la continuité de cette histoire du futur ? La croissance qui est la clé "pas seulement possible mais absolument essentielle" de cette nouvelle religion matérialiste à venir. C'est ce pari antonymique que prennent actuellement la quasi intégralité des gouvernements à l'échelle de la planète. Comme celui de la croissance verte. Faire dépendre la stabilité sociétale d'une courbe exponentielle (celle de la croissance) mettant en jeu des ressources limitées et une hypothétique connaissance infinie est un pari très dangereux, qui condamne les sociétés à cette fuite en avant actuellement responsable des plus gros désordres écologiques. Et c'est en directe contradiction avec la vision de nombreux ingénieurs comme Jean-Marc Jancovici, Guillaume Pitron et Philippe Bihouix, qui annoncent la fin prochaine des ressources matérielles et en particulier de l'énergie disponible en quantité et à bas coût. En directe contradiction avec les expert.e.s du GIEC qui modélisent le réchauffement climatique d'origine anthropique dont les effets impacteraient massivement la croissance et la géopolitique mondiale. En contradiction avec d'autres prédictions comme celles de l'ouvrage "Les limites de la croissance" paru en 1972 et toujours aussi prophétique cinquante ans plus tard. Continuer dans cette voie de l'homo deus nous met essentiellement face à deux alternatives dramatiques. D'un côté, l'enfer promis par les climatologues: celui d'un monde de plus en plus invivable, y compris pour les milliardaires, qui mettrait un terme à la fuite en avant, et potentiellement à l'espère humaine. De l'autre, l'enfer d'un monde orwellien où l'être humain serait réduit à l'état de branche morte de l'évolution darwinienne.
Côté pile toujours, Homo deus ne tient pas compte de la possibilité des cygnes noirs, ces événements de faible probabilité mais d'impact dévastateur, théorisés par le statisticien Nassim Taleb dans son ouvrage éponyme et qui ne manquent jamais d'arriver.
Côté face, c'est un livre qui se lit avec bonheur, rien que pour la beauté des raisonnements, pour la puissance des analogies, pour la joie d'apprendre. Avec des titres comme "Une brève histoire des pelouses", "Pourquoi les banquiers sont différents des vampires" ou encore "Electricité, génétique et islam radical", Yuval Noah Harari établit des parallèles inédits qui revisitent l'histoire avec humour, explorant de nouveaux cheminements de pensée. Comme le rapport étroit entre financements, découvertes scientifiques et croissance économique ("le miracle du crédit" présenté comme la "manifestation économique de la confiance") qui a fait sortir l'humanité du jeu à somme nulle dans laquelle elle s'inscrivait depuis la nuit des temps au même titre que les autres animaux. Ou comme le capitalisme et le communisme présentés comme des "systèmes rivaux de traitement de données." Désarmant de simplicité et d'efficacité!
Dans un monde où les algorithmes en savent bien plus que nous sur nous-mêmes, les êtres humains seraient réduits à des enfants, les affaires humaines à des jeux de cours de récréation, tandis que les algorithmes prendraient la place de nos parents en s'occupant des choses sérieuses. Un savant mélange de 1984 et de Matrix qui nous ferait entrer collectivement dans une nouvelle ère: l'algorithmarcat, en lieu et place du patriarcat.
Que deviendrait la liberté individuelle dans un monde qui nie l'individualité ? Serait-elle alors réduite à la quantité de dopamine que les systèmes nous autoriseraient à nous injecter dans le sang ? Serait-elle réduite à la compréhension des algorithmes pour les utiliser à son profit, comme des rémoras avec des requins ? Sans compter qu'il n'est pas impossible que dans son infinie sagesse statistique, le dieu algorithme décide de mettre un terme à l'aventure humaine.
Heureusement, il existe des récits alternatifs. D'autres auteur.e.s comme Aurélien Barrau ont théorisé l'avénement de la sobriété, où l'humain apprendrait à se contenter de moins, où la croissance changerait d'objet, passant de l'économique au spirituel ou au poétique. Yuval Noah Harari n'exclut pas que le salut face à ces mondes cauchemardesques qui nous sont proposés soit dans la transcendance et l'acausal. Et c'est pour ma part le pari que je prends, celui du XXIème siècle qui sera spirituel ou ne sera pas.