28 Mai 2022
Après avoir longtemps tutoyé la littérature au travers d'un blog, de chroniques littéraires, de l'écriture de nouvelles et de chansons, après avoir lu les autres avec un appétit insatiable, Thael Boost fait le grand saut de l'autre côté du miroir avec son premier livre: La mère à côté, publié en mai 2022 chez Anne Carrière. Il y est question de sa mère, au présent, au passé composé et à l'imparfait de l'enfance. Le futur en est douloureusement absent, et pour cause, Rosy a 90 ans, est atteinte d'un cancer qui lui ronge le corps et d'un Alzheimer qui lui efface les souvenirs et les mots. Alternant séquences en couleur, sépia et noir et blanc, elle explore avec infiniment de tendresse le lien privilégié et indéfectible entre une fille et sa mère, tandis que les rôles s'inversent. Pour une première fois, c'est incontestablement une réussite!
TélescoPages: Avant toute chose, il y a une question que je voudrais vous poser. Comment va votre maman ?
Thael Boost: C'est assez particulier. Elle a eu une année très difficile, pas mal d'ennuis médicaux et depuis la sortie du bouquin, il y a eu un regain d'attention et de bonne humeur. Donc elle va plutôt bien.
TP: Vous avez publié une photo d'elle avec votre livre sur les réseaux sociaux. Elle est donc au courant de la sortie de ce livre. Est-ce qu'elle réalise qu'il est question de votre histoire ?
TB: Elle est au courant mais elle oublie. La dernière fois que nous nous sommes vues, il y a quelques jours, je lui ai demandé si elle se rappelait que j'avais écrit un livre, et elle m'a répondu que oui. En posant ma main sur sa cuisse, je lui ai demandé si elle se souvenait de quoi ça parlait, et elle m'a répondu "De ma jambe ?" Je pense qu'elle perçoit l'émotion. Elle a des moments de fierté sur le coup, mais après elle oublie tout.
TP: Est-ce qu'il y a des moments de lucidité où vous retrouvez votre maman ?
TB: Non, plus du tout, c'est fini, depuis un an. Ou plutôt, il y a des petits bouts de lucidité qui sont exprimés par le regard mais pas du tout par des mots. Les phases où elle est un peu triste, c'est lorsqu'elle se rend compte qu'il y a quelque chose qui ne va pas sans comprendre exactement quoi, ni où elle, ni ce qu'elle fait. C'est un flou myope constant.
TP: Je suis vos publications sur Tête de Mum' depuis longtemps. Qu'est-ce qui a déterminé ou qui vous a donné l'envie d'en faire un livre ?
TB: Au départ, c'était plus l'envie de partager ses petites phrases humoristiques, comme on peut partager les petites phrases de nos enfants, mais d'une manière inversée. C'était drôle de partager sa vision complètement décalée de la vie, à plus de 80 ans. Ca fait plusieurs années que je l'accompagne, parce qu'elle a eu un cancer et de gros problèmes de santé, comme je le raconte dans le livre. Mais quand l'année dernière, Alzheimer s'est installé entre nous, j'ai éprouvé le besoin de ne pas la laisser filer comme du sable entre les mains. J'avais la sensation qu'elle disparaissait et je ne voulais pas me dire que je me rappellerais uniquement de ma mère malade et diminuée. C'est venu comme ça. Sur la structure du livre en lui-même (comme elle mélange tout (enfin plus maintenant)), il y a quelques mois, elle était capable de parler d'un truc très ancien, de ne pas se souvenir de ce qu'elle avait mangé le midi. Ça m'a donné l'idée d'en faire un voyage, des allers-retours dans la mémoire, sans avoir une structure très linéaire du texte.
TP: La structure du livre était en effet l'une des questions que je voulais aborder.
TB: Je n'avais pas envie d'un récit linéaire, je ne voulais pas raconter sa vie. C'était plus ce voyage d'exploration toutes les deux au sein de sa mémoire et de la mienne qui m'intéressait.
TP: J'avais le sentiment que ce récit suivait le format d'un journal, d'un blog, où chaque jour sont consignés les événements ou les pensées qui viennent. Et je me demandais si le fait que vous habitiez à deux endroits différents avait un impact sur votre écriture, si à Paris, avec la proximité de votre mère, l'écriture ne s'orientait pas plus vers le présent qu'à Nice, où j'imagine que l'endroit est plus contemplatif et propice aux souvenirs.
TB: Je pense qu'à Paris, j'écris plus dans l'émotion tandis qu'à Nice, je fais plus un travail de réécriture et de relecture. A Nice, il y a une distanciation par rapport au texte puisque je ne vois pas ma mère au quotidien et que je suis moins en contact quand je viens. Le lieu ne joue pas sur la structure des chapitres mais sur le travail de revue et de critique, pour voir si le texte tient la route au niveau littéraire.
TP: Si ça peut vous rassurer, je trouve que le texte tient vraiment la route avec des phrases à la fois simples et très profondes. Je me suis senti touché par votre écriture. Je vous connaissais au travers de ce que vous écrivez sur votre blog et sur les réseaux sociaux depuis des années où vous mettez bien plus en avant l'humour. Dans ce livre, vous allez beaucoup plus en profondeur et c'est l'une des raisons pour lesquelles je l'ai beaucoup aimé.
TB: Merci beaucoup. Ça me touche. Je me suis rendu compte que l'humour me permettait l'évitement. Quand je publiais des posts sur les réseaux sociaux, j'en riais mais parce qu'il fallait que je fasse sortir certaines choses. Mais dans le bouquin, j'ai vraiment eu envie d'explorer les réflexions que ça m'apportait sur le rôle de la femme, sur la façon dont on traite les personnes âgées, et particulièrement les femmes âgées. Je n'avais pas juste envie de faire un exercice de mémoire. C'était aussi un exercice de réflexion sur ce que ce traitement dit de notre société et sur nous-mêmes.
TP: Et qu'est-ce que cela dit sur notre société ?
TB: D'une part, ça dit que nous ne sommes pas du tout préparés à se rappeler qu'une femme âgée est une femme. Ce n'est pas un corps qui tout à coup appartient au corps médical. J'ai beaucoup lutté pour que l'on se rappelle que c'est un être humain et pas juste un corps dont on soigne les plaies. L'autre aspect, c'est de trouver sa voie (mais sa voix aussi un peu) dans ces épreuves, de se rappeler l'humanité et d'inventer une autre forme de langage quand celle à laquelle on est habitués disparaît.
TP: De quelle façon est-ce que votre maman est toujours humaine malgré l'Alzheimer ?
TB: Ma maman a toujours été quelqu'un avec beaucoup d'humour. C'était sa parade quand elle ne comprenait pas, elle s'en sortait par des pirouettes. C'est quelqu'un qui a toujours eu une grosse intelligence émotionnelle et finalement, ça a été une force parce que, même quand elle n'avait plus les mots, jusqu'à très récemment, elle était capable de passer des messages. Et elle a toujours eu un lien très fort avec la musique, et c'est comme si l'on réatteignait ce qu'elle est vraiment à chaque fois que l'on en met. Cette part d'humanité qui est au-delà des mots est toujours présente à sa façon.
TP: Combien de temps est-ce que l'écriture de ce livre vous a pris ?
TB: Dans cette forme là, ça m'a pris un an, parce que je travaillais à côté. J'avais pris l'option soirées, vacances et week-ends.
TP: Est-ce que c'est un livre du covid ?
TB: Ce n'est pas un livre du covid, c'est un livre de la maladie de ma mère. Il se trouve que c'est arrivé au moment du covid. Je fais partie des gens qui ont encore plus bossé pendant le covid qu'avant donc le covid était bien plus une contrainte qu'une libération et que du temps gagné pour moi. En revanche, pendant la période covid, ma mère était en résidence service, j’ai pu aller la visiter trois fois par semaine, au même rythme qu’aujourd’hui, mais avec de la distance. L’isolement a beaucoup influencé son état et je ne voulais pas vraiment voir les choses en face. Le jour de la fête des mères en 2020, elle avait les yeux voilés, elle n’était plus là et j’ai réalisé la gravité de la dégradation. Le covid a fait que je n’ai pas vu tout le reste.
TP: Est-ce que l'écriture s'est faite en un bloc, ou bien est-ce que ça s'est fait de manière plus itérative avec une alternance d'écriture et de corrections ?
TB: Au début, j'écrivais de façon très instinctive, je couchais vraiment les phrases sans réfléchir à une structure. Quand j'ai eu cette structuration en tête avec ces allers-retours enfance-passé-présent, j'ai commencé à poser ce que je voulais comme thématiques sur elle. Ça m'a fait retravailler certains chapitres, en déplacer d'autres. Quand j'ai estimé que j'avais assez de matière pour présenter le texte à un éditeur, je l'ai envoyé entre autres à Anne Carrière et j'ai été ravie que ce soit cette maison-là qui accepte le texte parce que c'est une maison que j'aime beaucoup. A partir de là, nous avons retravaillé le texte ensemble, éclaté certaines parties, retouché la structure. Mais il n'y a pas eu beaucoup de travail de réécriture en fait.
TP: C'est habituellement assez difficile de trouver une maison d'édition, surtout une grande maison comme Anne Carrière. A combien de maisons avez-vous envoyé votre tapuscrit ?
TB: J'ai eu de la chance, je l'ai envoyé à deux maisons d'édition.
TP: Wow! Il faut dire que le contenu est fort au niveau émotionnel. Bravo en tous les cas! Je me demande aussi si la thématique n'a pas joué dans le choix. 2021 a été l'année des pères avec Emmanuelle Lambert (Le garçon de mon père), Marc Dugain (La volonté), Amélie Nothomb (Premier sang), Sorj Chalandon (Enfant de salaud)... Et je me demande si 2022 ne sera pas l'année des mères et si vous n'ouvrez pas le bal.
TB: Exactement! Il y en a plusieurs qui sont parus depuis le début de l'année. Effectivement, il y a une forme de tendance.
TP: Pourquoi une sortie en mai ?
TB: C'est surtout pour des considérations économiques. La masse de livres qui sortent pour la rentrée de septembre crée une forte invisibilisation sur les jeunes auteur.e.s. La rentrée de janvier est aussi devenue très dense et elle invisibilise aussi. Comme le sujet est dans l’air du temps et que c'est mon premier livre, l'éditeur a préféré publier avant l’été.
TP: Maintenant, à propos de votre écriture, d'où est-ce qu'elle vient ? Est-ce que votre boulimie de lecture y a beaucoup contribué ou bien est-ce que déjà, dès l'enfance, vous aviez déjà des facilités pour ça ?
TB: Les deux en fait. Ma soeur m'a appris à lire à l'âge de cinq ans. Puis j'ai eu une enfance entourée de beaucoup d'adultes et de peu d'enfants, dans ma famille en tous les cas. Il y avait beaucoup de temps où quand les adultes discutaient, et que moi, ça m'échappait, que ça ne m'intéressait pas forcément, la lecture était une forme d'évasion. J'ai eu la chance de grandir dans une maison où il y avait beaucoup de livres, et ça m'a beaucoup nourrie. Petite, dès huit ou neuf ans, je commençais déjà à écrire.
TP: Ça ressemble un peu à une vocation. Après ça, vous avez continué en écrivant des chansons...
TB: C'est ça, j'écrivais des nouvelles, beaucoup de choses. J'ai eu un parcours de vie personnel accidenté qui a fait que d'une certaine manière, je me suis empêchée d'écrire comme je l'aurais voulu. Et il y avait aussi le fait de ne pas oser sortir du bois, présenter les textes. Après, j'ai fait l'erreur de vouloir présenter des nouvelles dans des recueils, et c'est un style qui est tellement décrié en France, tellement mal aimé, qu'il faut vraiment proposer quelque chose d'incroyable, ce qui est rarement le cas avec un premier ouvrage d'un auteur. Et puis, il y a eu ce moment où je me suis retrouvée face à moi-même à me demander combien de temps j'allais encore attendre et où j'ai réalisé que je regretterais toute ma vie de ne pas avoir fait ce pour quoi, profondément, je me lève chaque matin. Cette prise de conscience, puis l'urgence de maman, m'ont amenée à prendre le risque d'écrire.
TP: On peut aussi écrire pour soi sans être publié.e, ce n'est pas un échec.
TB: Ecrire pour soi a parfois une valeur thérapeutique. Mais l'écriture, telle que je la conçois, c'est d'aller vers l'autre.
TP: Maintenant que vous êtes publiée, vous allez avoir l'opportunité de continuer. Est-ce que vous pensez déjà au livre suivant ?
TB: Oui, j'ai deux autres textes en cours d'écriture. Le fait d'être publiée m'a libérée d'une sorte de plafond de verre. Sans révéler plus, je vais aborder la thématique des relations humaines, explorer ce que l'on prend et ce que l'on donne à l'autre.
TP: Est-ce que vous avez des attentes particulières vis-à-vis de La mère à côté, concernant l'impact auprès des lectrices et lecteurs ?
TB: J'en ai plusieurs. La première est d'apporter un peu de lumière, parce qu'on ne peut pas fermer les yeux sur ce qu'est la maladie d'Alzheimer. On peut trouver une façon propre à soi d'accompagner un proche qui en est atteint. Et puis, il y a le fait de partir d'une expérience personnelle pour toucher, faire écho, et en faire quelque chose de plus universel. J'ai beaucoup de bons retours de lectrices qui viennent me dire que ça leur rappelle leur grand-mère ou leur mère qui ne va pas bien, et qui me disent que le livre a changé leur regard sur la façon de voir leur mère, sur la vieillesse ou sur leurs filles, sur la façon dont on construit nos relations, sur la compréhension que l'autre n'est pas limitée à son rôle de mère ou de fille et que c'est une personne à part entière avec ses besoins, ses envies, sa personnalité, ses failles. Il y a une forme de réflexion sur ce que ça dit de nos relations, et sur ce terme de sororité, même s'il est un peu galvaudé. Le livre donne envie d'apporter un regard un peu bienveillant sur ces expériences de personnes qui ne nous ressemblent pas forcément ou n'ont pas la même façon de voir la vie même si ce sont des proches dans nos familles. C'est cela la richesse de pouvoir accepter l'autre et de faire un pas vers lui.
TP: Je rebondis sur ce terme de sororité. Est-ce qu'il y a dans la façon dont on traite les femmes âgées, quelque chose qui a à voir avec le patriarcat ?
TB: Oui, il y a une continuité. Quand la femme a ses règles, il faut qu'elle subisse. Quand elle est enceinte, il faut qu'elle subisse. Si elle a le baby blues, c'est normal, il faut qu'elle subisse. Quand elle est ménopausée, il faut qu'elle subisse parce qu'on "ne peut rien faire pour elle ma bonne dame!" Et quand elle vieillit, son corps ne lui appartient toujours pas. Il y a cette continuité dans le fait que le corps d'une femme ne lui appartient jamais totalement.
TP: Ce livre est une belle façon d'en prendre pleinement conscience en effet! J'aimerais maintenant aborder un autre aspect de l'écriture, qui l'impact des réseaux sociaux. Vous avez publié des extraits du livre au fur et à mesure de sa rédaction, façon work in progress en toute transparence. Est-ce que cela vous a aidée ?
TB: Au tout début, ce n'était pas sous cette forme-là. Je n'envisageais pas de faire un livre et ma mère n'était pas le sujet. Mais l'écho que j'ai reçu des gens qui me disaient aimer ce que je publiais, a fait qu'il y avait une sorte de rendez-vous avec les lecteurs et ça m'a donné confiance en moi.
TP: Comment est-ce que vous envisagez de concilier vie professionnelle et vie privée avec cette nouvelle casquette d'auteure ? D'ailleurs, est-ce que l'on dit auteure ou autrice ?
TB: A l'écrit, j'aime bien auteure parce que ça se voit bien et que c'est joli, mais à l'oral, je préfère utiliser autrice pour des questions de visibilité. Ce n'est pas celui que je préfère à l'oreille mais je trouve qu'il est important. Pour ma nouvelle casquette, je suis un peu au fil de l'eau. C'est allé assez vite finalement, le contrat a été signé en novembre, le livre est sorti en mai, on a beaucoup travaillé sur la réécriture, sur le choix de la couverture, la quatrième de couverture, la préparation de la sortie, ce qui fait que je n'ai pas tellement eu le temps de me poser cette question-là. Aujourd'hui, je garde ma vie pro et je n'ai pas l'intention d'en changer dans l'immédiat. Il faut donc que je réussisse à concilier tous ces temps. Heureusement, les salons sont plutôt le week-end, les rencontres en librairie sont plutôt en fin de journée, donc ça s'intègre plutôt pas mal dans un planning. Pour l'instant, ça s'inscrit de la même façon que quand j'écrivais avant d'être éditée. Je prends peut-être quelques jours de congés pour ça. Mais je n'ai pas l'impression de travailler. Début juin, je suis sur le salon du livre de Nice, je prends une journée de congé pour aller en dédicace mais j'ai l'impression d'être en vacances quand même. Et j'ai la chance de ne pas trop avoir besoin de dormir donc je peux combiner sur des nuits courtes.
TP: Oui, ça fait gagner beaucoup de jours sur une vie. Il y a pas mal d'auteur.e.s qui dorment peu et qui profitent de tout ce temps pour avoir la concentration nécessaire pour l'écriture. Mais au fait, on connaît votre admiration pour Philippe Jaenada. Est-ce que vous lui avez envoyé un exemplaire dédicacé?
TB: J'ai fait beaucoup mieux, je lui ai remis en mains propres. J’aime beaucoup cet auteur, il fait partie des auteurs qui ont cette capacité à dire “tout a déjà été écrit, si on part du principe qu’il faut être original, on n’écrirait jamais, l’important c’est d’avoir sa propre voix."