25 Mai 2022
"A quoi bon lutter contre ce corps qui a passé les commandes à un insecte fou ?"
La mère à côté est une histoire vraie qui a les atours d'un conte, celui de l'étrange histoire de Benjamin Button, où s'alternent des tableaux dans lesquels tantôt l'une est la mère de l'autre, tantôt l'autre est la mère de l'une. Et cette mécanique fonctionne, les frontières se troublent. La mémoire est poreuse. Elle s'échappe de l'une, grain de sable après grain de sable, tandis que l'autre les attrape dans son poing pour en faire de l'encre. "On ne revient pas du voyage que tu as entamé vers l'oubli." Bien sûr, l'issue est sans suspense, les mots s'envolent. Heureusement, les écrits restent. Alors Thael Boost, "témoin de ce spectacle inversé des premières fois" (premier oubli de l'heure, premier oubli de prénom, première confusion entre le jour et la nuit), écrit sa mère, avec un amour qui transpire à chaque page. Pour "figer le présent". Quelques fils conducteurs: un peu d'enfance avec les crêpes contre la décrépitude, un peu de féminité avec le rouge à lèvres et le rouge à ongles contre la désexualisation de la vieillesse. Et je repense à mon arrière-grand-mère qui, toujours coquette au crépuscule de sa longue vie, avait coutume de dire "Je ne cherche plus à plaire, je cherche à ne pas déplaire."
La mère à côté est un livre renversant sur le renversement des rôles qui se produit quand, en fin de vie, la dépendance prend le pouvoir sur le territoire du corps vieillissant, zone après zone, jusqu'à la capitulation finale. Quand la métamorphose de mère en fille est complète, et qu'une autre métamorphose s'offre, celle de la fille en mère. Une traversée du miroir. La souveraineté sur le territoire du corps se perd peu à peu, jour après jour, visite après visite, comme l'océan - ou la mer ? - efface les falaises sous les assauts répétés des vagues. Ce territoire perdu est d'abord laissé aux médecins et au personnel soignant, puis en fin de compte, à la famille. Alors vient le temps de l'accompagnement bienveillant, qui convoque la confiance pour le parent à l'autorité déchue. Et tandis que la confusion mentale s'installe, c'est le contact peau à peau qui prend le relais avec sa chaleur verbeuse dans le silence des mots, tandis que la communication d'âme à âme se met en place. Comme au temps d'avant les mots, ce temps du premier âge où l'enfant ne perçoit pas la séparation d'avec sa mère.
Un livre sur une vie, sur la vie, celle de Rosy. La vie, cette grande ironique, qui lui fait préférer le poisson chirurgien bleu dans l'aquarium de l'EPAHD - Dory, le poisson amnésique dans le dessin animé Nemo. "La vie est une farce, qui mérite d'être jouée, malmenée, trichée!" On retrouve un peu de la classe désuète d'un Charlie Chaplin dans Les feux de la rampe. La vie, cette chienne! Alors qu'elle a été si longtemps l'incarnation de l'autonomie et du respect de soi, voici que cette mère qui a transmis deux injonctions à sa fille: "Sois indépendante" et "Ton corps t'appartient" se retrouve en situation de dépendance et dépossédée de son corps. La vie, papier de verre, qui la ponce de sa féminité quand le cancer prend ses quartiers dans ses seins et qu'elle doit en subir l'ablation, pour déménager dans les os de son dos. La vie, à l'humour douteux, qui la jette dans les bras d'Alois Alzheimer la ramenant un peu de l'Allemagne de son enfance...
Rosy est une mère à côté d'elle-même. A côté de ses pompes (mais pas n'importe quelles pompes: des Allemandes fashion colorées, deutsche Qualität, les plus belles de l'EHPAD). De plus en plus à côté de la plaque, à côté de la vie. Alors, pour contrecarrer la fatalité, Thael Boost collectionne des échantillons de sa maman d'avant, et recueille ses fulgurances lucides comme autant de pierres précieuses qu'elle dépose religieusement dans ce livre écrin.
La plume de Thael Boost est un duvet, déposant ses mots tout en douceur, tendresse, et délicatesse. Elle est une caresse, comme je l'imagine faisant la toilette de Rosy. Bien que la vulnérabilité soit une transformation silencieuse qui s'instille au goutte à goutte, qui fait que tantôt c'est le corps qui trahit l'esprit, tantôt c'est l'esprit qui lâche le corps, jamais l'auteure ne glisse dans le pathos, solidement arrimée au rempart de l'humour, parce qu'il faut en rire pour ne pas en pleurer, parce qu'il faut accepter, parce que la route ne peut se faire dans l'autre sens, parce que jamais humour ne rimera plus avec amour que dans cette inversion des rôles. Et puis parce que cet humour est l'héritage direct et indélébile de sa mère qui utilise ce qui lui reste de clarté d'esprit pour pratiquer l'auto-dérision - cette terre noble où les grands esprits se rencontrent - et envoyer quelques saillies sans filtre aux petites vieilles d'à côté. Me vient une image de Pierre Desproges qui disait que l'on doit rire de la mort et que "d'ailleurs, la mort ne se prive-t-elle pas de rire de nous ?" avant d'imiter l'accent cancéreux de son père en fin de vie lui demandant une Gitane, sans filtre elle aussi.
Il y a un peu des Gratitudes de Delphine de Vigan dans La mère à côté, un peu de cette joie à l'écoute bienveillante devant ces mots qui fuient, devant ces pensées qui se télescopent, devant ces souvenirs qui se font la malle, et beaucoup de cette douceur entourante.
Je dois quand même faire une confession. Je connaissais déjà Rosy, mais sous son nom de scène - Tête de Mum - au travers des publications plus ou moins régulières de Thael Boost sur Facebook ou sur son blog. J'ai assisté en spectateur distant, année après année, à l'avancée de la maladie, à l'effacement progressif de cet humour et cette auto-dérision féroces qui ont tenu bon face à Alzheimer, aux joies et aux peines de sa fille, témoin impuissante de ces transformations profondes. Mais quel bonheur, et je mesure la force de ce mot, de retrouver ce parcours dans un livre aussi tendre que celui-ci! Et quelle joie de voir Thael, que j'ai connue chanteuse et blogueuse, intégrer les rangs des auteures publiées! Je souhaite de tout coeur que La mère à côté connaisse une belle vie, pour que Rosy prolonge la sienne dans le coeur des lect.rices.eurs, et pour qu'il soit le premier d'une longue série. Le talent est là en tous les cas.
Je ne résiste pas au plaisir de partager un petit clin d'oeil à ma soeur de synchronicités. Tandis que j'écrivais cette chronique, la radio a diffusé un "Je voudrais que tu te rappelles, notre amour est éternel" parfaitement de circonstance. Tout est à sa place!