13 Septembre 2021
Depuis que je l'ai découvert avec Mon traître, j'attends chaque livre de Sorj Chalandon avec une certaine fébrilité. Et si j'en juge par la longueur de la file devant son stand aux salons du livre où il est présent, je ne suis pas le seul. Par quel mystère cet auteur arrive-t-il à toucher au coeur autant de lecteur.rice.s au point qu'autant de monde ait envie de se déplacer pour le rencontrer et échanger quelques paroles avec lui ? Est-ce en raison de son écriture qui fait la part si belle aux émotions, capable de "changer ses larmes en encre" tout en tirant des sourires ? Est-ce parce qu'à travers lui, c'est avant tout l'enfant blessé un peu archétypal qui s'exprime ? Est-ce le choix des sujets, parfois tragiques, très souvent rétrospectifs ? Peut-être est-ce parce que Sorj Chalandon pratique l'écriture en nocturne et que ce moment de la journée est propice à l'introspection, à la contemplation et au vrai ? Ou bien parce qu'il est capable de replacer son histoire personnelle dans le contexte historique qu'il a couvert en tant que journaliste pour lui donner un sens plus fort ?
Avec une amie qui l'apprécie tout autant que moi, nous avons décidé d'un commun accord et à titre expérimental de lire son dernier livre, Enfant de salaud, à voix haute par téléphone, et à tour de rôle. Y compris les numéros de chapitres et les petites étoiles. C'est dire que cet auteur est vraiment spécial pour nous! Nous avions envie de le déguster autrement et cela nous a pris une dizaine de soirées. Une expérience marquante.
Enfant de salaud remet sur le devant de la scène ce père que l'on avait découvert complètement mythomane et incroyablement imaginatif dans Profession du père. Autant il y était présenté alors sous un jour plutôt positif, autant c'est son pendant sombre qui est exploré dans ce nouveau livre. Il paraît que ce père - mort en 2014 - ne s'était pas du tout reconnu dans le personnage à l'époque et trouvait qu'il exagérait. Que dirait-il à son fils face à un travail d'enquête documenté qui le mettrait face à la vérité historique ? C'est ce que son fils s'est plu à imaginer dans cet ouvrage autobiographique qui n'est une fiction que sur un point: Sorj Chalandon n'a pas accédé au compte-rendu du procès du père datant de 1944 en 1987, mais en 2020 et n'a pas eu la possibilité de confronter son père. Et cette confrontation, il l'imagine sur fond du procès de Klaus Barbie qu'il a couvert pour Libération, un travail pour lequel il a reçu le prix Albert Londres en 1988. Mais le reste est vrai.
Son grand-père lui avait dit à 10 ans qu'il était un enfant de salaud, qu'on l'avait vu dans les rues du village en uniforme allemand. Alimenté par l'envie de savoir s'il avait de près ou de loin participé à la rafle des enfants d'Izieu orchestrée par Barbie depuis le siège de la gestapo à Lyon, il réussit à accéder à des archives de 1944 dont il lit quelques pages chaque jour, au fur et à mesure que le procès avance. Egalement présent au procès parmi le public, se faisant passer pour un grand invalide de guerre, le père se retrouve régulièrement à rejouer en sortie de tribunal le spectacle de son passé fantasmé à un fils qui en sait chaque jour un peu plus sur lui. L'approche du livre est très forte: nous faire découvrir conjointement la version "officielle" du père de 1987, la version du père de 1944, les faits tels que relatés par le tribunal qui a failli conclure à la mort pour trahison à une voix près, en juxtaposition aux témoignages, à la gravité des faits historiques dont il est question, et aux plaidoiries. La petite histoire tissée dans la grande, les émotions d'un enfant "jeté dans la boue" mises en parallèle avec les émotions d'une population consternée par les exactions des nazis perpétrées avec la complicité de Français. Il y a les mots prononcés de manière économique des conversations père-fils, rythmées par les pensées du fils. Et il y a cette ironie omniprésente d'un père qui ne prend décidément pas cette guerre et le procès au sérieux, faisant de lui non pas un acteur des faits mais un comédien, ironie à laquelle répondent l'affliction et la frustration du fils qui connaît la vérité et voudrait l'entendre de la propre bouche de son père.
Sorj Chalandon en a désormais fini avec la thématique du père, et il est difficile de dire s'il est apaisé après ce livre. Il m'a semblé déceler une certaine admiration face à l'imagination fertile de ce père, premier traître de sa vie, et qui a prononcé devant ses juges une phrase qui revient plusieurs fois dans le livre: "Excusez Monsieur le juge mon pauvre style, mais je suis un soldat et non un romancier." La vie a parfois de ces ironies, Sorj Chalandon a été journaliste de guerre et d'une certaine manière soldat pour l'IRA, et il est romancier. L'enfant a tué deux fois le père, celui du mensonge et celui de la vérité.
De mon point de vue, Enfant de salaud est un livre majeur de Sorj Chalandon, que je place au même niveau que Mon Traître, Retour à Killybegs et Le quatrième mur.
"Enfant de salaud", Sorj Chalandon
Depuis l'enfance, une question torture le narrateur :- Qu'as-tu fait sous l'occupation ?Mais il n'a jamais osé la poser à son père.Parce qu'il est imprévisible, ce père. Violent, fantasque. Ce...
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