13 Septembre 2021
La vie est un combat quotidien pour survivre, et la société contemporaine majoritairement citadine, protégée par ses remparts de technologie et de médecine l'a oublié depuis bien longtemps. L'opulence et la sécurité sont devenues la norme, l'obésité enfle dans une Amérique dont l'avantage compétitif n'est plus dans les corps mais dans les objets, et l'indifférence gagne chaque jour du terrain. Pendant ce temps, la terre nourricière souffre, et ne pourra plus continuer de soutenir l'humain encore très longtemps. De plus en plus d'individus prennent conscience de ce fait et ont décidé d'agir. Certains, optimistes, se disent que le détachement des valeurs matérielles, l'amour et la solidarité sont la clé du rééquilibrage et se regroupent au sein de communautés hippies. D'autres misent tout sur la science et les technologies et montent des startups. D'autres enfin, fatalistes, attendent l'effondrement et se préparent fermement pour le monde post-industriel dans un esprit individualiste darwiniste, faisant de leur maison un bunker surarmé, maîtrisant les techniques de survie en conditions extrêmes, et connaissant leur environnement sur le bout des doigts. On les appelle survivalistes. Ces trois types de groupes ont un point commun: celui de se mettre en oeuvre leurs stratégies pour le futur en périphérie d'urbanisation, dans ces endroits où les lois humaines s'effacent derrière celles de la nature, dans les angles morts de la civilisation.
C'est dans ce contexte qu'évoluent les personnages de My Absolute Darling, du romancier américain Gabriel Tallent. Julia, alias Turtle, alias Croquette, est une jeune fille de 14 ans qui vit - ou plutôt survit - en relation fusionnelle avec un père tout-puissant et taiseux, qui lit les grands philosophes et le monde avec lucidité, boit des bières au petit déjeuner et manie les armes en expert. Accessoirement, ce père a toutes les caractéristiques du manipulateur psychopathe violent, capable de violer sa fille depuis l'enfance, de la frapper à coup de tisonnier en acier, de l'appeler et de lui dire qu'il l'aime plus que tout au monde, portant des jugements définitifs sur elle qu'elle prend pour des vérités, soufflant le chaud et le froid, et en premier lieu la culpabilité. A 14 ans, Turtle aime son père par dessus tout, malgré les sévices, malgré les crises de haine qui l'habitent parfois et qu'elle canalise en détestant les autres élèves de sa classe et ses profs. Son manque de confiance en elle fait qu'elle a un problème avec les mots, préférant se taire, recluse dans son corps et ses pensées, focalisée sur l'entretien quotidien et maniaque de ses armes, et en particulier de son Sig Sauer avec lequel elle peut atteindre n'importe quelle cible dans pratiquement n'importes quelles conditions, forçant l'admiration de son père. Elle n'a connu ni sa mère qui s'est suicidée quand elle était petite, ni sa grand-mère paternelle, et de ce fait, ses valeurs sont essentiellement masculines. Il lui reste encore son grand-père paternel, qui vit dans un mobil-home, qu'elle voit de loin en loin et avec qui elle partage les seuls moments de son existence que l'on peut considérer comme sains et légers.
Ce huis-clos est rompu lorsque Turtle fait la connaissance de deux adolescents perdus non loin de chez elle, et qu'elle sauve grâce à ses connaissances de la nature et ses techniques de survie. Après un bref passage chez Caroline, une ancienne amie de sa mère vivant en communauté hippie, puis un séjour plus long chez le père startupper de l'un des ados, elle découvre qu'il existe d'autres normalités que la sienne. Cette prise de conscience sera le point de départ de la déconstruction de la relation toxique avec son père, prise de conscience alimentée par une intervention de son grand-père, et par les remarques d'une de ses professeurs qui, sentant confusément les origines du mal, lui offre même de venir habiter chez elle quand elle le jugera nécessaire. Le point de non-retour sera franchi quand son père ramène un jour à la maison une petite fille de 10 ans, Cayenne, qu'il a "trouvée". Turtle est alors témoin extérieur de ce qu'elle a vécu elle-même et de la terreur qu'éprouve cette petite fille qui répète en boucle qu'elle veut sa maman lors de plusieurs scènes difficilement soutenables. Désormais capable de prendre du recul sur son père dont elle réalise qu'il est un monstre tout en continuant de l'aimer, Turtle utilisera l'énergie de la révolte pour entamer le long et héroïque chemin vers la résilience, chemin qui l'obligera à dépasser ses propres barrières mentales pour enfin faire face à ce père qui lui répète en boucle "Tu es à moi". Sauver Cayenne pour se sauver elle-même en somme.
Gabriel Tallent a écrit ce livre en huit ans dans des conditions de vie spartiates. Pourtant, My Absolute Darling vibre de la même force du début à la toute fin, le style est homogène. C'est panachage virtuose d'oralité tantôt grossière, tantôt soutenue, et de descriptions naturalistes car dans ce décor Pacifique de Californie du nord, la nature est absolument partout, l'humain fragile y est seulement toléré. La finesse de l'écriture se voit tout particulièrement dans les dialogues intérieurs de Turtle, omniprésents, où se dessinent en mouvement les lignes de force entre, d'un côté, la petite fille anesthésiée qui aime son Captain Fantastic de papa et déteste ceux qui pourraient lui vouloir du mal, qui se sent coupable à l'avance de tout ce qui dans son attitude pourrait laisser trahir le secret de cette relation, qui pardonne les "faux-pas" de son père, et de l'autre côté, l'adulte en devenir qui se révolte de plus en plus contre ce père monstrueux et qui, telle la salamandre qui revient souvent dans ce récit, arrivera à sortir du feu, avec un syndrome post-traumatique, mais vivante.
My Absolute Darling questionne les thèmes de la transmission, de la construction de la personnalité dans des conditions de maltraitance extrême et de la résilience. Considéré comme un chef-d'oeuvre outre Atlantique et en France, je ne serais pas surpris qu'il fasse l'objet d'une adaptation cinématographique tant il est porteur de tous les ingrédients visuels. Personnellement, je me suis pris une claque, non, plusieurs en fait, et je ressors secoué de ce livre, lu pratiquement en une seule traite.
My Absolute Darling - Gabriel Tallent - Éditions Gallmeister
Roman - Fiction ISBN 978-2-35178-168-5 Parution le March 1, 2018 464 pages - 24,40 Euros Prix America du meilleur roman étranger 2018 Prix Libr'à nous du meilleur roman étranger - décerné par ...
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