9 Septembre 2021
Etant moi-même père de deux jeunes enfants et fasciné par la relation que je vois de jour en jour se tisser entre nous, je ne manque pas une occasion d'explorer d'autres paternités que la mienne, pour contempler et apprendre. A mes yeux, les parents sont fondateurs dans l'édification de leurs enfants, le plus souvent à leur corps défendant, les mécanismes relationnels inconscients se jouant des préceptes et des apprentissages. Les enfants savent lire entre les lignes, hors les mots, et leur vision est au laser. Je suis donc toujours très intéressé de lire à mon tour ce qu'il advient de ces enfants et de leur vision sur leurs parents (et plus largement sur les parents de leurs parents) quand, devenus grands, ils témoignent de ce lien unique qui les a unis le temps de quelques années, ainsi que des projections que ces parents avaient sur eux. Une occasion s'est présentée à moi sous la forme d'un livre de la rentrée littéraire 2021: La volonté de Marc Dugain. Et autant le dire tout de suite, j'ai beaucoup aimé!
Tombé soudainement à 16 ans pendant une journée de braconnage, victime de la polio, tandis que d'autres au même moment sont victimes de la guerre, ce père qui ne l'est pas encore va mettre plusieurs années à se relever. Mais il faut d'abord apprendre à renoncer. A ses jambes, et surtout à cet unique rêve calqué sur celui des Bretons A.O.C. de son terroir: devenir marin, parcourir les mers durant des semaines et revenir peut-être. A l'instar de son père, tout de silence, parti plusieurs années sans donner de nouvelles et revenu un beau jour pour reprendre la vie là où il l'avait laissée. La rencontre avec un médecin compatissant et paternel va lui rendre l'usage d'une jambe, lui insuffler la foi en la science et lui apporter l'élément qui fera la différence: la volonté. Il n'a plus de jambes ? Qu'à cela ne tienne, il utilisera ses bras et sa force sera surhumaine. Très doué pour les études, soutenu par une mère seule qui ne le comprend pas mais se sacrifie pour lui, il traverse la guerre en étudiant sur les bancs des écoles, et en résistant chanceux. Diplômé, ayant rencontré l'amour de sa vie dans un train par un concours de circonstances qui montre que la réalité l'emportera toujours sur la fiction, il choisit une carrière de marin de terre: coopérant. D'abord en Nouvelle-Calédonie, puis au Sénégal. Avant de retourner une dizaine d'années plus tard à la terre-mère, la France de De Gaulle, un territoire plus en mesure de permettre à sa femme de se réaliser professionnellement. Car ce père est très en avance sur son temps, au point que le couple qu'il forme avec cette mère égale est une forteresse, y compris aux yeux de ces deux enfants nés outremer. Dès lors, le petit Marc Dugain, entre dans l'histoire, pudiquement, à la troisième personne du je, et le livre change insensiblement de tonalité pour devenir plus subjectif. L'accent n'est plus mis sur le factuel, mais sur cette relation père-fils qui peine à s'installer, sur le gap entre la génération qui a connu la guerre et ses conséquences et la suivante qui se rebelle contre le matérialisme des Trente Glorieuses tout amidonné de rigidité vieille France.
Ces deux-là en auront mis des années à se retrouver. Il aura fallu la chute du titan, une jambe brisée net, pour qu'à la faveur de la convalescence, les lignes de force bougent, la forteresse cède et qu'une communication assortie d'un grand respect réciproque s'installe.
On retrouve au passage ce grand-père, gueule cassée de la première guerre, qui avait inspiré La chambre des officiers. Défiguré par la guerre au service de la France, il mourra de façon cinématographique dans une France qui se retrouve elle-même défigurée par la paix au service de la croissance industrielle. Car La volonté n'est pas qu'un livre biographique sur le père et autobiographique sur la relation père-fils. C'est surtout une saga familiale portée par le "cadet" qui troque pour l'occasion sa casquette de scientifique pour se faire historien, en n'ayant de cesse de placer sa petite histoire dans la grande. C'est un tour de force. La rencontre entre Sorj Chalandon et Noah Harari. L'enfant qui ne juge pas mais se met dans les pas de son père pour comprendre le parcours qui fut le sien, à la première personne du il, en détricotant le lien entre ses parents et l'actualité. Ce livre n'est pas sans rappeler la ligne artistique de la série Mad Men, dans un autre registre certes, mais à la même époque. Ce père est un Don Draper, fruit de la guerre, récoltant les fruits de la prospérité, et en décalages avec ses enfants.
Marc Dugain a d'abord tué le père, symboliquement, parce que c'était nécessaire. Mais 37 ans après l'avoir accompagné de vie à trépas, il lui redonne vie et jambes avec brio. Et avec pudeur aussi: le je qui disparaît aussitôt après le chapitre d'ouverture refait une furtive apparition dans les dernières pages. Comme un salut d'artiste.
" Marc Dugain inscrit le formidable portrait qu'il fait de son père au cœur d'une profonde réflexion sur la transmission. [...] Convoquant aussi les figures de ses grands-parents, Marc Dugain drape
http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche/La-volonte