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TélescoPages

Un espace dédié à la musique, à la littérature, à la science, à la conscience, et au-delà

Mohamed Mbougar Sarr - La plus secrète mémoire des hommes

Voilà un an que j'ai acheté La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr et qu'il trônait dans ma bibliothèque comme une promesse. Suite à la recommandation d'un grand ami grand lecteur qui m'a présenté ce livre comme "une grosse claque", le temps de lire ce qui se trouvait au sommet de ma pile, je me suis plongé dans le prix Goncourt 2021. Et je confirme, il s'agit d'un grand livre. Mais, dans ce livre, il est écrit: "Je vais te donner un conseil, n'essaie jamais de dire de quoi parle un grand livre... Un grand livre ne parle jamais que de rien et pourtant tout y est." Pratique pour écrire une chronique...

Commençons par dire qu'il s'agit d'un ouvrage plutôt fourni, un peu plus de 450 pages assez denses. Mais, ce n'est pas seulement la police de caractère qui en assure la densité, mais également la teneur littéraire. Voici un livre d'une richesse époustouflante, focalisé sur la littérature et les quêtes littéraires, qui n'hésite pas à occuper l'espace et le temps (il se déroule sur une centaine d'années et sur quatre continents), qui place la petite histoire dans la grande, qui nous fait fréquenter des univers sociaux très différents depuis des villages paysans du Sénégal jusqu'aux salons littéraires parisiens ou de Buenos Aires, qui nous replonge dans les deux guerres mondiales et quelques révolutions, le tout saupoudré d'une pointe de libertinage et de magie noire. Le moins que l'on puisse dire, c'est que cette saga aux allures de polar - osons les grands mots - ne manque pas d'ambition !

Sans prêter plus d'attention que cela à la citation d'ouverture, explorons ce dont parle ce grand livre. Diégane Latyr Faye est un jeune écrivain du Sénégal qui, après avoir obtenu son bac, part à Paris pour y suivre ses études secondaires. Sur place, après avoir écrit un premier livre Anatomie du vide qui est publié mais ne se vend pas - 79 exemplaires écoulés malgré 1.482 likes sur Facebook, je relève ce détail parce qu'il est jubilatoire d'actualité criante - il fait la rencontre d'une célèbre écrivaine dans la soixantaine, sénégalaise elle aussi, Marème Siga D. "l'araignée-mère" qui lui remet un exemplaire d'un livre mythique Le Labyrinthe de l'inhumain écrit par T.C. Elimane et publié en 1938. L'aura de ce livre tient à ce qu'à sa sortie, il été d'abord encensé par les critiques qui ont vu en son auteur le "Rimbaud nègre" et ont même envisagé pour lui les grands prix parisiens, avant d'être très rapidement voué aux gémonies du fait d'un plagiat avéré de plusieurs oeuvres. Le livre est retiré de la vente, tous les exemplaires, détruits, et la maison d'édition, contrainte à la fermeture. T.C. Elimane disparaît alors de la circulation - tandis que les critiques qui ont osé parler de son livre meurent dans des conditions un peu étranges. Les années passant, l'épiphénomène est oublié et ne figure plus que dans quelques livres d'histoire. Diégane Faye se plonge alors dans la lecture du livre qui devient immédiatement son livre de chevet. Il le fait découvrir dans son cercle littéraire et les réactions sont unanimes: en dépit des plagiats, ce livre est un chef-d'oeuvre ! Le jeune écrivain va alors se mettre en quête pour reconstituer le parcours de T.C. Elimane, une quête initiatique qui le verra s'interroger sur son propre rapport à l'écriture et au monde.

"Journal, je ne t'écris que pour une seule raison : dire combien Le Labyrinthe de l'inhumain m'a appauvri. Les grandes oeuvres appauvrissent et doivent toujours appauvrir. Elles ôtent de nous le superflu. De leur lecture, on sort toujours dénué: enrichi, mais enrichi par soustraction."

Stylistiquement et intellectuellement, Mohamed Mbougar Sarr place la barre très haut. Il y a la poésie bien sûr, mais aussi de nombreux glissements de locuteurs et d'époques, déconcertants de prime abord, efficients ensuite. Il y a quelque chose d'onirique dans cette alternance non annoncée de narrateur.rice.s, comme si le temps et l'espace n'existaient plus, comme si les personnages avaient tous les âges à la fois. L'auteure Thael Boost a inventé un néologisme pour qualifier ce procédé stylistique qui consiste à faire coexister plusieurs temporalités dans un pan de récit: la parallelochronie. La démarche est créative, la mise en abyme, perpétuelle. Pour autant, il ne s'agit pas d'un simple exercice de style désincarné et vain. Bien au contraire, c'est une littérature de terrain, qui chemine pieds nus, sensorielle, laissant la part belle à l'animalité, au désir et à l'âme. J'y ai retrouvé un peu de l'atmosphère du Club des incorrigibles optimistes de Jean-Michel Guenassia, un peu de la virtuosité d'Umberto Eco et de Jonathan Littell pour l'intrigue, et un peu de Ferdinand Céline pour les observations sociétales et les punchlines. L'exercice de comparaison s'arrête là, La plus secrète mémoire des hommes a une identité qui lui est propre.

Dans ce livre, Mohamed Mbougar Sarr met en lumière le rapport entre la France et les pays de l'Afrique francophone, où la littérature africaine est plus considérée pour son exotisme que pour sa valeur propre, où le colonialisme a installé un rapport dominant/dominé qui n'a toujours pas disparu de nos jours et qui fait qu'il est très difficile pour un écrivain africain de traverser les différents plafonds de verre posés par l'histoire et qu'il n'est voué à n'être prophète que dans son pays. De fait, T.C. Elimane fait sensation parce qu'il "n'est pas commun qu'un Africain écrive" et surtout qu'il écrive comme un Français de la trempe de Rimbaud. Et l'auteur de nous faire revivre les débats sur le thème de la négritude et de l'art, avec d'un côté ceux qui pensent que c'est "l'époque qui n'est pas encore prête à voir les Noirs exceller dans tous les domaines, y compris l'art" et, d'un autre côté, les autres qui trouvent que le seul moyen pour un humain considéré comme inférieur - du fait de sa couleur de peau - d'accéder au niveau de Rimbaud, c'est de le plagier. Et il y a ceux, un peu plus avant-gardistes, qui voient dans l'arrangement même de cet échantillonnage de phrases plagiées le véritable trait de génie.

Détail qui a son importance: La plus secrète histoire des hommes est un livre hommage à Yambo Ouologuem récipiendaire du prix Renaudot en 1968 pour son livre Le devoir de violence (le premier prix de cette envergure pour un auteur africain) et qui connaît le même destin que T.C. Elimane. Lui aussi se retire de la scène littéraire en 1970 après des accusations d'imposture et de plagiat, et s'installe au Mali pour se consacrer à la direction d'un centre culturel avant de devenir marabout. Il me semble utile de rappeler que le monde de la musique a connu un débat similaire dès les années 70 quand le sampling a commencé à être utilisé dans le dub jamaïcain, puis chez les DJ, puis dans le hip-hop, le rap et enfin dans la quasi intégralité des autres styles. Beaucoup ont crié au plagiat au début, ont mis en avant les questions de droits d'auteur. Mais sans doute aussi s'agissait-il d'une forme voilée de rejet ou de condescendance à l'égard d'une pratique essentiellement venue des descendants africains. Les mondes de la musique et des arts plastiques ont depuis intégré l'assemblage ou le recyclage de matériaux récupérés comme une forme d'expression à part entière, le monde de l'art a de manière plus générale élargi son champ de vision. Mais en 1968 et en littérature, c'était encore beaucoup trop tôt pour Yambo Ouologuem qui fut renvoyé à sa négritude.

Mohamed Mbougar Sarr fait écrire à l'un de ses critiques "Et il est dommage qu'un auteur manifestement doué ait préféré s'enfermer dans un vain exercice de style et d'érudition plutôt que de donner à entendre ce qui nous eût davantage intéressé: les pulsations de sa terre." Il est savoureux de constater que l'auteur est brillant, je n'ai pas d'autres mots, que son livre est à la fois érudit et réussi stylistiquement parlant, et qu'il ne s'attarde pas longtemps sur les pulsations de sa terre, préférant développer sur la condition d'écrivain africain. La mise en abyme s'arrête là. Mohamed Mbougar Sarr a reçu le prestigieux prix Goncourt pour ce livre, et de mon point de vue, il est amplement mérité. Et au-delà du prestige personnel pour son auteur et les maisons d'édition Philippe Rey et Jimsaan (Sénégal) qui se sont associées au-delà des frontières, c'est surtout la plus belle des façons de rendre justice à Yambo Ouologuem.

Mohamed Mbougar Sarr - La plus secrète mémoire des hommes
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