Raimundo Carrero - Bernarda Soledade, tigresse du Sertão

Une amie qui a vécu plusieurs années au Brésil, à Recife dans l'état du Pernambouc, m'a récemment offert Bernarda Soledade, tigresse du sertão. Amoureuse de ce pays et particulièrement de la culture musicale et populaire du Nordeste, elle m'a également parlé de cette violence endémique indissociable de la région que l'on ne peut jamais tout à fait oublier dans sa vie de tous les jours. Ce livre est une combinaison de ces deux aspects. Publié en 1974, il n'a pas fallu plus de cinq jours à son auteur Raimundo Carrero pour en écrire le premier jet. "Jamais plus je n'ai écrit avec autant de joie et autant de plaisir." Ce roman est né sur place, dans l'un de ces grands domaines d'exploitation agricole extensive où l'on élève aussi du bétail et que l'on appelle fazendas, dans le sertão qui n'est autre que l'arrière-pays nordestin. Du pur jus de Remington.

Ce roman s'inscrit dans le Mouvement armorial né au début des années 1970, un style qui prend ses racines dans le régionalisme et la culture populaire, à la croisée des arts entre gravure, peinture, chanson, poésie de rue et roman. L'armorial est un mouvement organique en contre-culture d'un Brésil simultanément sous la poigne des généraux et des colonels de la dictature militaire et sous le joug de l'industrialisation centralisée des grandes villes. C'est une rébellion de papier, qui pourrait rappeler l'art naïf, n'était cette violence omniprésente qui fait très vite comprendre que nous ne sommes pas dans l'univers de l'enfance, loin s'en faut. Bernarda Soledade, tigresse du sertão a tous les atours d'un western médiéval, une conquête du nord-est, où des clans s'affrontent pour contrôler des territoires, où le sang est versé, où les conspirations, les viols et les trahisons foisonnent, des territoires dont dépend la richesse et le pouvoir de familles dynastiques qui ont littéralement pouvoir de vie et de mort sur leurs sujets. Ce sertão est un univers féodal où le grand banditisme n'est pour autant pas dénué d'un certain code d'honneur. On dirait la mafia du début du XXème siècle. On dirait La terre d'Emile Zola.

"N'abriter que des femmes, tel est le destin de la maison de maître de Puchinãnã." Bernarda Soledade, tigresse du sertão est le récit d'une nuit dans le coeur d'une fazenda désertée par les hommes, où ne subsistent plus que trois femmes, deux soeurs - Bernarda et Inès - et leur mère Gabriela, ainsi que des chevaux sauvages réunis dans le corral. Les hommes sont devenus des fantômes. Il y a celui du coronel, le chef de l'exploitation, seigneur du lieu, que l'on a retrouvé pendu il y a quelques mois. Celui d'Anrique, son frère, qui a fait un enfant à Bernarda, une fille chétive morte quelques mois seulement plus tard. Et celui des chefs rebelles du village voisin tombés dans une insurrection. Une nuit d'orage violent qui fait battre les volets et rend les chevaux fous, une nuit propice à tous les flashbacks. Et l'on comprend peu à peu comment la fazenda s'est construite, par la violence, par la force, par le vol, dans une pure démarche impérialiste. À l'image du débourrage des chevaux sauvages, la force brute doit céder devant une brutalité plus forte encore. Et comment elle est entrée en décadence puis en décrépitude.

Bernarda Soledade, tigresse du sertão est un roman fort, non dénué de romantisme, notamment par la synchronisation qui s'opère entre les éléments et les émotions exaltées des situations, ou bien quand à la folie furieuse des hommes s'associe celle des chevaux, et particulièrement à celle d'Impérador, ce cheval blanc échappé animé d'un esprit de vengeance meurtrière. Il y a du Goya dans cette scène finale très hitchcockienne. J'ai été littéralement emporté par ce roman concret mené tambour battant, où les balles sifflent et où le sertão s'avère finalement être le personnage principal. Pour un premier roman, Raimundo Carrero a frappé fort!