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Serge Latouche - Le pari de la décroissance

Serge Latouche est économiste retraité, ancien professeur d'économie aux universités de Paris Sud et de Lille. Il est également titulaire d'un doctorat en philosophie. Ce double regard sur ce qui fait le tissu des civilisations, associé à une expérience de terrain en Afrique du Sud, font de lui un homme à part: un économiste philosophe académique de terrain. D'une érudition hors norme, il étudie la question de la décroissance depuis les années 1970, ces mêmes années qui ont accouché du rapport Meadows sur les limites de la croissance. Quand à un tel niveau de connaissances se mêle la juste intuition, c'est qu'il y a affaire à un esprit éclairé et que de fait, il s'agit certainement d'une personne à suivre. Ce n'est pas un hasard s'il est la personne de référence en francophonie sur le thème de la décroissance et l'auteur d'un Que sais-je ? sur la question.

Sa bibliographie est longue comme le bras, c'est pourquoi je me suis plus intéressé à la nouvelle édition de son livre Le pari de la décroissance, initialement publié en 2006 et réactualisé en juin 2022, afin d'y trouver l'état de l'art sur le sujet. Et le moins que je puisse dire, c'est que je n'ai pas été déçu! Organisé en deux parties, la première est consacrée à un état des lieux et des raisons scientifiques et sociétales qui font que la décroissance est la seule voie viable vers un avenir relativement apaisé. La deuxième partie, quant à elle, est plus politique et concerne les façons de faire accepter cette idée au grand public. Je n'ai pas fait exprès de lire ce livre après le Plan de transformation de l'économie française du Shift Project mais de cette juxtaposition de lectures, il m'apparaît que la filiation est évidente, ainsi qu'avec des personnalités comme Jean-Marc JancoviciPhilippe Bihouix, Aurélien Barrau, Guillaume PitronAurore Stéphant, ou Arthur Keller. C'est même assez intéressant de constater que lorsque ce sont des scientifiques, des ingénieurs, des journalistes et des chercheurs qui s'intéressent à la question - et pas des moindres - les solutions convergent vers cette idée de décroissance. Il semble même que plus les esprits sont éclairés, plus le constat est évident et plus les décisions transformatrices décroissantes s'imposent d'elles-mêmes.

Depuis des dizaines d'années, la croissance est définie par un indicateur: le PIB, qui est très fortement corrélé à l'utilisation des ressources matérielles de la planète, que ce soit le pétrole ou les minerais, mais également très corrélé à la production de déchets. Les économistes qui utilisent cet indicateur partent du principe que les ressources de la planète et la capacité à traiter les déchets sont illimitées, ce qui, on le voit clairement désormais, n'est tout simplement pas vrai. Ce qui est étonnant, c'est qu'au-delà l'aspect pratique, du point de vue théorique, ce postulat d'infinité est faux de manière évidente. Il s'agit donc au minimum d'un déni, au pire, de mauvaise fois non assumée teintée de paresse intellectuelle, de la part des cerveaux qui continuent d'utiliser cet indicateur pour déterminer du succès ou non d'une politique. Par ailleurs, comme l'a prouvé Jean-Marc Jancovici, la croissance est déterminée par la production de pétrole dont on sait qu'elle ne peut aller qu'en s'amenuisant. La question de la décroissance matérielle n'est donc pas de celles qui se débattent! Ce type de décroissance surviendra de gré, par des arbitrages politiques, ou de force, quand les puits seront à sec. Selon Serge Latouche, la croissance matérielle nous mène tout droit à l'enfer sur Terre. L'allégorie du nénuphar d'Albert Jacquard, qui n'est autre qu'une façon de se représenter la fonction exponentielle, le montre bien: le mouvement vers la fin de ce modèle va en s'accélérant. Non seulement ça mais "la croissance aujourd'hui n'est une affaire rentable qu'à la condition d'en faire porter le poids et le prix sur la nature, sur les générations futures, sur la santé des consommateurs et sur les conditions de travail des salariés. "

Les neurologues du cerveau le savent bien, le néocortex met sa puissance phénoménale de modélisation au service de la satisfaction du cerveau limbique, et en particulier de la production de sérotonine. Les technologies de plus en plus gourmandes en ressources terrestres et productrices de déchets dont on ne sait plus que faire, nous offrent une gratification de plus en plus immédiate. C'est là leur principale fonction. La question de la décroissance ne reviendrait-elle pas finalement à trouver un moyen de satisfaire ce cerveau primitif d'une autre manière ? D'autres types de croissances existent, notamment celle du bonheur ressenti, laquelle a également la vertu de réduire les inégalités. Car la croissance matérielle ne profite pas à tou.te.s, loin s'en faut! Jamais les inégalités n'ont été aussi disproportionnées qu'à l'heure de cette explosion matérielle. Elle est un accélérateur de l'effet trou noir de l'accumulation des richesses, où l'argent appelle l'argent et est une voie absolument sans issue. Les Titans sont voués à la chute. "C'est pourquoi une rupture est nécessaire."

Serge Latouche synthétise le changement de cap en huit "R", huit objectifs interdépendants "susceptibles d'enclencher un processus vertueux de décroissance sereine, conviviale et soutenable": réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser, réduire, réutiliser, recycler. L'idée est de "sortir de l'imaginaire dominant" et nous sommes précisément dans la proposition d'Aurélien Barrau: changer de rapport au monde. Cela relève de la poésie. Il s'agit ni plus ni moins que de procéder à une cure globale de désintoxication. Et le versant pragmatique de ce projet doit toucher toutes les sphères de nos sociétés, au-delà des frontières des pays: politiques, médiatiques, industrielles, scolaires et bien sûr, individuelles. "Penser et consommer autrement pour une révolution culturelle" est le complément de titre de ce livre et en effet, tout tient dans cet "autrement". C'est dire si cette décroissance confine à l'utopie.

Pour autant, j'ai personnellement la conviction qu'accepter cette décroissance est le seul chemin pacifique qui s'offre à nous, toutes choses égales par ailleurs. L'acceptation est la condition sine qua non pour que cette redescente ne soit pas une chute brusque, pour que ce freinage ne soit pas une collision, et pour que le régime alimentaire ne tourne pas à la guerre compétitive pour l'appropriation des ressources restantes. Avec ce livre, j'ai véritablement pris conscience du côté précurseur et visionnaire de Serge Latouche et de l'héritage qu'il offre aux nouvelles générations de chercheurs et de penseurs qui se posent sur ses épaules de géant.

Serge Latouche - Le pari de la décroissance
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