20 Juillet 2022
Dans le cadre de mon intérêt accru pour la poésie, une amie m'a chaleureusement recommandé de lire Lettres à un jeune poète de Rainer Rilke. Dont acte. J'ai lu les dix lettres, en version livre de poche, servies dans un écrin d'explications et je dois bien reconnaître que j'ai été impressionné à plusieurs titres. En premier lieu, au moment de la rédaction de la première lettre datée en février 1903, l'auteur a 27 ans et s'adresse à un jeune poète de 19 ans, Frank Kappus, qui fréquente la même école militaire que lui a fréquentée et qui voudrait savoir ce que le déjà célèbre poète pense de se écrits. Huit années séparent donc les deux correspondants, et il se dégage des "conseils" de Rainer Rilke une très grande maturité. Voilà quelqu'un qui ne vit que pour son art, qui le respire, qui le médite dans chaque instant de sa vie. C'est littéralement un homme qui habite le monde en poète. D'avis sur sa poésie, Frank Kappus n'en recevra aucun, car l'un des premiers enseignements de Rilke est que la poésie ne s'évalue pas ("toute intention critique est trop éloignée de moi") du fait que "la plupart des événements [...] s'accomplissent dans un espace où aucun mot n'a jamais pénétré". À la critique, il préfère de loin l'amour qui, seul, "peut les saisir, les tenir et peut être équitable envers elles [les Oeuvres d'Art]". En revanche, Rilke a beaucoup de choses à dire sur ce que cela signifie d'être un poète: "vous faudrait-il mourir s'il vous était interdit d'écrire ?" Selon lui, les vertus cardinales en sont la probité profonde, le calme et l'humilité, et il est nécessaire d'être attentif à sa propre intériorité: les émotions, les rêves, les objets de la mémoire, les réminiscences de l'enfance. Le progrès vient de la profondeur du dedans, et la croissance de cette intériorité est lente, un temps qui doit être résolument respecté. Mais attention à l'ironie! Elle ne descend jamais jusqu'à la "profondeur des choses" et ne permet ainsi pas de "saisir la vie".
L'état méditatif doit être recherché dans la solitude, et l'amour doit être appris. Peut-être devrais-je l'orthographier avec un A majuscule. L'Amour est infiniment supérieur à l'amour, tout de frivolité, de recherche du plaisir, de conventions, de divertissement, qui fait esquiver "le sérieux le plus sérieux de leur existence" aux hommes. L'Amour se situe au-delà des préjugés, et est une force profonde de transformation. Il faut sans doute chercher l'origine de cet Amour dans la Bible tant il est christique. C'est cet état méditatif qui va permettre de vivre la tristesse comme une énergie féconde, et de reconnaître le destin en graine dans notre coeur pour le réaliser. L'individuation chère à Carl Gustav Jung n'a rien à envier à cette prémonition de Rilke. Habiter le monde en poète est une ascèse!
Pour Rilke, les émotions s'accueillent, tout autant que leur condensation en maladie. Son intuition est que le corps est son propre médecin, à condition d'accueillir, d'écouter sans porter de jugement car le jugement fige et ne permet pas d'aller plus en profondeur. Il y a là une approche mystique de la poésie qui n'est pas loin des écoles orientales où Dieu n'est pas extérieur, et se trouve au coeur du coeur.
Deux oeuvres font l'objet de ses recommandations les plus chères: la Bible, et tout ce qui a été écrit par Jens Peter Jacobsen, des oeuvres qu'il faut aimer car "cet amour sera mille et mille fois rendu". Le conseil est précieux et correspond à l'air du temps. À une époque où les livres sont rares et chers, ils ne sont pas l'objet de consommation de masse des serial readers, et de ce fait, chaque livre se lit et se relit, des dizaines des fois. Un peu comme on pourrait écouter de la musique aujourd'hui. C'est ainsi que l'on pénètre l'essence d'une oeuvre, d'un auteur, et qu'elle se fait substrat profond, comme on apprend une langue maternelle, sans en prendre conscience. C'est à ce prix que le fond de la pensée et du style se transmet.
La Nature est une source d'inspiration inépuisable, comme en témoignent les recueils "Les vergers" et "Les quatrains valaisans". C'est l'endroit où le simple, le petit, "que presque personne ne voit" peut "devenir le grand, l'incommensurable". Elle ne se laisse donc pas facilement poétiser et il est nécessaire de lui accorder l'attention qu'elle mérite, dans ses moindres recoins et dans ses moindres détails. La beauté est partout mais il faut l'orpailler.
Mais l'édification artistique ne vient pas seulement de ses pairs écrivain.e.s. La sculpture n'est pas en reste: Auguste Rodin a tout autant que Jacobsen façonné la créativité de Rainer Rilke. Peu importe la discipline, à ses yeux, l'art est une façon de vivre, un rapport au monde, qui n'a rien à voir avec la posture ou avec la fréquentation d'un milieu artistique. C'est un exercice solitaire et quotidien, un travail soutenu de transformation intérieure, le seul en mesure de faire réaliser le destin qui nous habite. C'est de mon point de vue, ce qui fait la grandeur de ce poète et l'enseignement universel de ces lettres adressées à Franz Kappus. Une lecture que je recommande tant elle relève du spirituel.