27 Décembre 2024
Il y a des auteur.e.s dont je garde les écrits au chaud, précieusement. Ingrid Thobois en fait partie, elle qui a fait irruption dans ma vie avec le magistral Miss Sarajevo ainsi que le très poétique et sensoriel Le roi d'Afghanistan ne nous a pas mariés. J'ai donc mis à profit les espaces libérés de mon emploi du temps de ces vacances de fin d'année pour me plonger dans son troisième roman, Sollicciano, paru en 2011 aux éditions Zulma. Et même si conformément à son tempérament d'exploratrice des styles et des sujets, il y a une rupture avec ses livres inspirés de voyages, j'y ai retrouvé sa vibration, son parfum d'écriture.
Dans une sorte de huis-clos à ciel ouvert, Sollicciano met en scène trois personnages aux destins liés. Il y a tout d'abord l'énigmatique Norma-Jean Vasseur, une jeune quinquagénaire, enseignante en philosophie à l'université, dont la minceur fragile et quasiment maladive souligne des démons intérieurs sur lesquels on devine qu'elle n'a pas véritablement mis de lumière. Ceux-ci sont apparus suite à un avortement qu'elle a vécu jeune adulte et à l'abandon consécutif du père de cet enfant. Son sentiment de culpabilité est alors omniprégnant. Elle fait des rêves récurrents où elle se voit condamnée, parfois à mort, pour un motif qu'elle ignore. C'est avec Jean Vasseur, son psychanalyste et deuxième personnage du livre qu'elle entre dans la cure analytique. Devenu son mari quelques années plus tard, celui-ci est d'une bienveillance exemplaire à son égard. Mais leur relation est loin d'être fusionnelle. Ils vivent plus à côté l'un de l'autre qu'ensemble et sont incapables de se remémorer précisément les dates importantes de leur relation. "En cinq ans de mariage [...] jamais ils ne s'étaient souhaité quoi que ce soit, ni anniversaires respectifs, ni anniversaires communs. Et jamais ils n'avaient souhaité quoi que ce soit à quiconque. Le couple s'était resserré autour de chaque oubli." Le transfert psychanalytique avec l'oubli pour carburant. Enfin Marco, un italien trentenaire et ombrageux, vivant à Paris et qui, reprenant ses études en philosophie, s'inscrit à l'université et devient l'un des élèves de Norma-Jean qu'il ne laisse pas indifférente au point de déclencher ce qu'il convient d'appeler un "retour du refoulé", toujours selon la terminologie de la psychanalyse.
Mais un jour, l'invraisemblable se produit. Marco, pris d'une crise de jalousie prémédite l'assassinat de sang froid de Flora, sa copine étudiante dont il pense qu'elle a eu une relation adultère et passe à l'acte devant une soixantaine de personnes. Arrêté quelques jours après, il est transféré par le jeu des relations familiales à la prison de Sollicciano, près de Florence, pour y purger la peine d'emprisonnement maximale. Norma-Jean fera alors en sorte que le couple déménage non loin de la prison pour aller visiter chaque semaine son ancien étudiant et l'aider à publier des articles dans une revue de philosophie. Je ne dévoilerai pas le reste de l'intrigue.
Le récit de Sollicciano est construit comme un puzzle spatio-temporel où les pistes sont brouillées par l'emploi obstiné de la première personne du singulier. Par ce jeu en miroir de flasbacks et de flashforwards, on découvre petit à petit les rouages psychologiques et les événements qui ont conduit à la situation présente. Avec des situations rocambolesques et un décor qui se superpose à l'intensité de l'intrigue, comme ce volcan islandais Eyjafjöll qui entre en éruption de concert avec Marco, ou comme ce Plancher de Jeannot qui illustre en caméo la raison fuyante de Norma-Jean et annonce le prochain roman paru en 2015, Ingrid Thobois construit de manière virtuose la canevas de cette histoire d'obsession. Il y a un peu du Silence des agneaux dans ce rapport ambigu et disons-le, malsain, entre Norma-Jean et Marco. Il y a un peu aussi de la relation entre Marylin Monroe - nom de jeune fille : Norma-Jean Baker - et Arthur Miller qui disait d'elle qu'elle était la femme la plus triste qu'il ait jamais connu. Ce mariage qui était l'occasion pour elle de renouer avec la normalité n'a pas fait long feu. Il restera inscrit dans les livres d'histoire que les démons auront été plus forts. Son alter ego de papier, Norma-Jean porte aussi un nom de famille évocateur: Vasseur, qui la suggère de facto en dépendance de son mari pour accéder à une vie normale. Normale mais ennuyeuse, dépassionnée. Une vie sans la vitalité. Une vie qui n'a d'équilibrée que les apparences.
Cet intérêt pour des personnages complexes, qui ont un rapport au monde soit désillusionné, soit en déraison, m'intrigue d'autant plus que je pense que la poésie qui habite Ingrid Thobois et lui octroie ce timbre si particulier, cette façon de "se présenter de trois-quarts au monde", est d'une nature qui se situe au-delà des marges de la raison. Cette exploration de l'inconscient de ses personnages est un prélude à l'arrière-monde, grand marionnettiste de nos vies, et grand pourvoyeur du romanesque dans le réel.
Sollicciano n'a - paraît-il - pas été un succès de librairie, son auteure déconcertant un peu son public en attente de grands récits de voyages. Qu'à cela ne tienne, il est toujours temps de le redécouvrir avec la patine d'une certaine ancienneté; comme les meilleurs vins, la valeur attend parfois le nombre des années !