18 Juin 2023
Le 24 août 2004 est une journée dont je me rappelle pour une raison très particulière. Ce matin-là, je me suis réveillé en entendant très distinctement ces trois mots: "Elisabeth Kübler-Ross". Venus de nulle part, comme s'ils faisaient encore partie du rêve. Je connaissais les cinq étapes du deuil qu'elle avait théorisées et je savais qu'elle s'intéressait à certains phénomènes de conscience inexpliqués. Un peu plus tard dans la journée, j'ai appris avec stupeur sa mort à la radio. La coïncidence était pour moi incroyable, n'ayant pas particulièrement de talents de clairaudience. C'était suffisamment marquant en tous les cas pour que je m'intéresse un peu plus à ses travaux, notamment en lisant son autobiographie Mémoires de vie, mémoires d'éternité qui relate son parcours académique et son entrée dans le monde du paranormal, ou encore La mort est un nouveau soleil qui renseigne au travers de quelques conférences que l'auteure a données sur ce que pourrait être la mort d'un point de vue subjectif. Au passage, c'est elle qui a préfacé le livre de Raymond Moody, La vie après la vie. Pardonnez du peu! C'est dans ce contexte-là que j'ai découvert une femme en France qui plaçait ses pas dans ceux d'Elisabeth Kübler-Ross: Marie de Hennezel.
Ma première rencontre avec elle en tant que lecteur remonte à son plus grand succès de librairie, La mort intime, paru en 1995 et préfacé par ni plus ni moins que François Mitterand, où elle relatait ce que son expérience d'une dizaine d'années auprès de patients en toute fin de vie, dans le cadre des soins palliatifs. De ce livre dont le sous-titre était Ceux qui vont mourir nous apprennent à vivre, j'ai retenu qu'elle se fait la porte-parole de ces humains qui au seuil de la mort ont un accès à l'essentiel, expriment des regrets, ce à côté de quoi ils sont passés, pour crier leur conseil de vivre aussi densément que possible, d'aimer tant qu'il est encore temps, de pardonner, de régler ce qui peut l'être afin de partir en paix. Un sujet abordé sous un angle similaire dans une des mes lectures récentes: Expériences de mort imminente de la gériatre Sylvie Cafardy. J'ai plus récemment écouté un entretien avec elle issu de l'émission Web Dialogues de Fabrice Midal qui m'a donné envie de découvrir l'ouvrage dont il était question, Vivre avec l'invisible, sorti en poche en 2022.
C'est lors d'une rencontre avec Stéphane Hessel que l'impulsion d'écriture lui est venue. Lui venait de lire un passage de Rainer Maria Rilke "Nous sommes encadrés d'invisible". Cette remarque venant d'une personne très rationnelle et ancrée dans la réalité matérielle l'a interpelée, au point qu'elle se décide à tenir son propre journal de l'invisible, un cahier où elle note tout ce qui lui apparaît relever de cette notion qui regroupe très largement l'intuition, la petite voix intérieure, des phénomènes catalogués comme paranormaux. Car elle ressent qu'en effet cet invisible est résolument présent, que tout n'est pas du ressort des lois de la matérialité. Elle se souvient notamment de ces entretiens qu'elle a eus avec François Mitterand qui se savait condamné à moyen terme et qui croyait fermement aux "forces de l'esprit" et qu'il existe "des liens invisibles entre tout ce qui pousse dans la terre, et pourquoi pas la pensée des hommes". L'ancien président qui n'hésitait pas à serrer les arbres dans ses bras lors de ses randonnées et qui croyait en l'énergie des lieux...
Qu'est-ce que l'invisible ? Bien au-delà de ce qui n'est pas visible, il s'agit de cette dimension qui n'est pas incluse dans la matérialité, qui d'une façon ou d'une autre interagit avec la matière, accessible naturellement aux enfants qui ont "le savoir du dedans" et aux adultes qui n'ont pas coupé les liens avec leur enfance, comme les artistes ou les médiums. Au-delà de l'inconscient théorisé par Sigmund Freud, c'est plutôt la vision de Carl Jung qui semble modéliser le mieux ce réceptacle de la transcendance, lui qui a théorisé les notions largement reprises depuis de synchronicité, d'archétypes et d'inconscient collectif, qui a proposé une méthode d'analyse des rêves qu'il considérait comme un langage de l'invisible, et qui s'intéressait aux phénomènes dits paranormaux. C'est aussi l'univers des morts, ceux que Marie de Hennezel appelle sa "bande d'invisibles" et qui l'accompagnent dans sa vie, communiquant à travers des petits signes qu'elle perçoit ou interprète comme tels. "L'essentiel est invisible pour les yeux. On ne voit bien qu'avec le coeur", écrivait Antoine de Saint-Exupéry. L'amour fait ainsi intégralement partie de l'invisible et il peut se manifester à travers le tact qui crée le lien entre un accompagnant et une personne âgée isolée, parfois d'un simple regard de compassion. Ce même tact qui fait des merveilles dans le cadre de l'haptonomie qu'a pratiquée Marie de Hennezel pendant des années. C'est aussi le monde des anges, largement exprimé par Pierre Jovanovic mais aussi par Gitta Mallasz dans Dialogue avec l'Ange, un livre que j'ai lu et relu, et que je relirai sans doute encore.
Le mystère est insondable. François Mitterand disait qu'il était vain de chercher à identifier le mystère en l'étudiant de manière scientifique. "L'invisible est imperceptible en soi, mais perceptible par ses manifestations" disait Leili Anvar. Pourtant, Marie de Hennezel note que certains chercheurs essaient depuis les années 1970 et font avancer les connaissances, comme le psychiatre Raymond Moody ainsi que plusieurs dizaines d'autres qui ont placé leurs pas dans les siens pour étudier les expériences de mort imminente. L'invisible se laisse un tout petit peu sonder malgré tout.
Ce domaine de l'invisible me passionne depuis toujours. Bien au-delà de la peur de la mort, c'est la fascination du mystère qui m'anime, la quête de sens, l'ikigai, et je ressens depuis l'effondrement de ma vie personnelle il y a cinq ans un appel de cette "lumière au fond du trou" qui est en train de réorienter ma vie. Une épreuve qui accouche lentement de la personne en laquelle je me métamorphose. Le chemin de l'individuation comme le disait Jung. Un chemin dans lequel l'invisible prend de plus en plus de place. Un invisible par lequel je me laisse de plus en plus volontiers enlacer. Une "dimension importante de la vie" dont Marie de Hennezel parle avec beaucoup de douceur dans Vivre avec l'invisible.