19 Décembre 2022
Ces derniers jours, j'ai fait un petit retour à la case Victor Hugo, non pas à travers un roman ou un recueil de poèmes, mais en passant par les comptes-rendus des séances de spiritisme auxquelles le géant de la littérature française du XIXème siècle a participé lors de son exil à Jersey entre 1853 et 1855. Il n'y avait rien de planifié dans ce choix de lecture puisque ce livre intitulé Les tables tournantes de Jersey m'est arrivé entre les mains à peu près par hasard lorsque je l'ai découvert dans la bibliothèque de mon père. Je ne savais pas que le sujet l'intéressait plus que ça mais lui-même ayant vécu une expérience de spiritisme (l'unique séance de sa vie que j'oserais qualifier d'extraordinaire quand il était âgé de 16 ans), je ne suis pas surpris qu'il cherche à comprendre bien des années plus tard de quoi il retourne.
Pour donner quelques éléments de contexte, Victor Hugo est exilé depuis 1852 suite au coup d'état de Louis Napoléon Bonaparte qui ne se fait pas encore appeler Napoléon III, et suite à son pamphlet "Napoléon le Petit". Après un séjour à Bruxelles, il part s'installer à Jersey où de nombreux proscrits français sont accueillis. Très rapidement, l'île devient un haut-lieu de la dissidence, et cette île anglo-normande si proche des côtes françaises attire régulièrement des visiteurs désireux de côtoyer l'élite intellectuelle française de l'époque. Parme ces visiteurs, la salonnarde Delphine de Girardin qui a, lors d'un séjour aux États-Unis d'Amérique, appris à mener des séances de tables tournantes, que l'on n'appelle pas encore spiritisme, ce néologisme d'Allan Kardec n'ayant été inventé qu'en 1857. Après quelques tentatives infructueuses et l'achat d'un petit guéridon dans un magasin d'antiquités jersiais, les tables se mettent enfin à parler. Et le premier esprit à prendre la parole n'est autre que celui de Léopoldine, la fille de Victor Hugo décédée brutalement une dizaine d'années plus tôt, du fait d'une noyade.
C'est sans doute la plaie toujours ouverte de la mort prématurée de sa fille qui a tout à coup avivé l'intérêt de l'écrivain pour cette pratique. Malgré le caractère fastidieux de la réception des messages (un coup pour A, deux coups pour B, .... vingt-six coups pour Z!), les messages arrivent lors de séances qui se terminent souvent tard. Très vite, Léopoldine cède sa place à de nombreux autres esprits, et pas n'importe lesquels. Il y a des personnages historiques: Shakespeare, Chateaubriand, Dante, Racine, Molière, Eschyle, André Chénier, Galilée, Alexandre le Grand, Annibal; des personnages religieux: Luther, Moïse, Mahomet, Jacob, Isaïe. Souvent, ce sont des entités imaginaires ou idéelles comme L'Ombre du Sépulcre, La Critique, La Mort, Le Lion d'Androclès... Pendant deux ans, les esprits se succèdent ainsi et des informations arrivent ex nihilo.
Les messages sont d'une grande densité, philosophique et spirituelle. Les esprits se positionnent clairement contre la peine de mort par exemple (l'un des grands combats hugoliens): "Nous sommes les morts et nous ordonnons la vie, nous sommes la grande émeute des sépulcres contre les échafauds, des cimetières contre les charniers, des cadavres contre les croix et des auréoles contre les têtes coupées. Choisis. Moi ou le bourreau." Plusieurs fois, les esprits sont mis au défi de deviner des mots qui sont écrits par l'un des participants et connus de lui seul, ou conçus en pensée. Parfois les tables livrent des secrets sur l'un ou l'autre attablé. Une autre fois, un sceptique anglais vient poser des questions en anglais pour prouver la supercherie, et la table répond dans sa langue malgré le fait qu'aucun des participants ne sait la parler, en livrant au passage des infos confidentielles. Il est aussi remarquable que les esprits ne montrent pas d'obséquiosité ou de respect particuliers pour les présents, y compris Victor Hugo qui se voit parfois rudoyé ou moqué quittant alors la séance furieux des réponses obtenues.
L'un des aspects de ces séances qui m'a marqué est le fait que certains esprits de poètes viennent compléter des poésies inachevées de leur vivant, dans un style qui n'est pas hugolien. Parfois, Hugo signale des erreurs de style à Molière:
- Les hêtres sur son front retenaient leurs haleines,
Et ce bouffon faisait sous son rire effronté,
Trembler Leurs Majestés les chênes
- Il y a front et effronté dans deux vers qui se suivent. Veux-tu changer l'un des deux ?
La scène pourrait être extraite d'un film des Monty Pythons!
Les historiens et psychologues qui se sont penchés sur ces textes évoquent l'idée d'une manipulation inconsciente de la table et des messages, soit de la part de Charles Hugo qui tenait lieu de médium (renversant ainsi les rôles vis-à-vis d'un père au génie écrasant), soit de celle de Victor Hugo qui consignait par écrit les contenus des messages ainsi que les questions posées. Ce n'est pas sans rappeler cette expérience menée par la TSPR (Toronto Society for Psychical Research) où un esprit dénommé Philip, à la biographie inventée de toutes pièces par les participants, finit par se manifester et par répondre aux questions qui lui sont posées.
Cela étant, ce livre me rappelle très fortement une série de livres relativement peu connus d'une médium, Jeanne Laval, à qui les parapsychologues de l'époque avaient demandé aux esprits de répondre exclusivement en alexandrins. Une tâche dont cette médium en transe qui n'avait, pour ainsi dire, pas fait d'études, s'était acquittée de façon magistrale! Les vers étaient là aussi d'une grande densité, hugoliens, et les esprits revendiquaient d'être les mêmes que ceux ayant participé aux tables tournantes de Jersey.
Ayant eu entre les mains des comptes-rendus de séances de médiumnité alors que j'étais adolescent et que je connaissais plusieurs des participants, j'avais déjà noté à l'époque l'impressionnante densité des textes (qui n'ont jamais été publiés et ont probablement été perdus depuis) et ce mystère m'a toujours fasciné, que l'explication soit rationnelle ou paranormale. Aujourd'hui, il me semble que nous avons des capacités créatives ou d'inspiration qui nous dépassent très largement quand les conditions favorables sont réunies.
Les tables tournantes de Jersey est un livre qui a de la valeur a plusieurs niveaux. Du point de vue historique et biographique, il nous permet de comprendre le rapport que Victor Hugo entretenait avec le monde de l'invisible auquel il croyait. Du point de vue de la doctrine spirite, c'est aussi un témoignage de ce qu'il se passait du temps d'avant Allan Kardec et de la naïveté avec laquelle ces contacts étaient sollicités. Enfin, il y a incontestablement une valeur poétique à cet ouvrage tant il laisse paraître le rapport de l'écrivain à la poésie, mais aussi pour ces textes dont certains n'ont jamais existé ailleurs que dans ces comptes-rendus de séances. Trois bonnes raisons de le lire donc. Et une belle découverte en ce qui me concerne puisque j'ignorais complètement que ces comptes-rendus existaient!