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TélescoPages

Un espace dédié à la musique, à la littérature, à la science, à la conscience, et au-delà

Entretien - Renaud Évrard

Renaud Évrard est psychologue clinicien, membre du laboratoire Interpsy de l'Université de Lorraine. Depuis le début de sa carrière, il se consacre à ces expériences que les modèles scientifiques standards n'expliquent pas, qui relèvent ainsi du paradoxe ou de l'anomalie, et que faute de mieux, le monde académique relègue avec une condescendance certaine dans la catégorie de la parapsychologie, tandis que le grand public aurait plutôt tendance à les trouver fascinants. Renaud Évrard a ainsi repris un terme issu de la sociologie pour qualifier ses recherches en psychologie: l'anomalistique, afin de mettre l'accent sur l'empirisme, c'est-à-dire le fait que si une théorie scientifique n'explique pas les résultats de certaines expériences considérées comme des anomalies, ce ne sont pas les expériences qui sont à remettre en question mais bien la théorie. Cette discipline est de fait celle qui offre les meilleures chances de faire évoluer les modèles scientifiques pour aboutir en fin de compte à des changements de paradigmes. Son dernier livre en date, La mort, une expérience, met en lumière le phénomène des expériences de mort imminente (EMI) et par son approche rigoureuse, Renaud Évrard remet en question le schéma narratif habituel qui, depuis le livre de Raymond Moody, La vie après la vie paru en 1975, a fait son chemin jusque dans la culture populaire, et offre de nombreuses ouvertures pour une meilleure compréhension de ce phénomène.

Entretien - Renaud Évrard

TélescoPages: Votre dernier livre La Mort, une expérience m'a beaucoup plu parce qu'il est novateur du fait qu'il remet en question ce que l'on croyait savoir sur les expériences de mort imminente (EMI). Comment vous est venue cette envie de remettre en question les connaissances sur les EMI ?

Renaud Evrard: C'est mon propre parcours. J'avais la connaissance générale, y compris à travers des lectures approfondies et des rencontres avec des chercheurs. Puis, une étudiante collaboratrice m'a proposé de faire un article sur les EMI du fait qu'elle avait fait un mémoire autour d'un cas. Je me suis dit que c'était une occasion mais il me fallait un petit défi. Et le petit défi, c'était d'aller chercher des articles dont j'avais entendu parler, mais que je n'avais pas lus. J'ai creusé l'historique des recherches sur les EMI et aussi des articles qui sont un peu difficiles à trouver, notamment ceux de Russell Noyes, publiés aux États-Unis dans des obscures revues de psychiatrie des années 70, ou ceux de Pascal Le Maléfan publiés à gauche à droite dans une approche psychanalytique mais qui ne font pas partie de la littérature mainstream de la recherche EMI. C'est cette lecture qui m'a fait me rendre compte à quel point je n'avais qu'un prisme sur toute l'histoire. Ça m'a amené à retravailler ces choses-là et parfois à contredire les versions qui avaient pu être données de ces travaux, la place des hypothèses psychologiques, le procès que l'on a fait à tort à Noyes au prétexte qu'il aurait pathologisé les EMI, l'approche psychanalytique que l'on ramène finalement à un déni de la mort qui génère des hallucinations. On balaye trop vite ces questions.

TP: On a tendance à penser que le domaine des EMI date des années 1970, mais ce que l'on découvre à travers votre livre, c'est que ce n'est pas du tout le cas, que ça remonte au XIXème siècle.

RE: Le traitement scientifique des EMI remonte à la fin du XIXème siècle. C'est déjà un premier écart. Dans les années 70, il y a eu une percée culturelle très claire, qui a beaucoup de mérite dans un contexte américain assez particulier, mais c'est dommage que ça ait pris la lumière sur tout le reste.

EMI et stéréotypes

TP: On découvre qu'il y avait déjà des cas similaires au XIXème siècle, mais aussi des cas très différents, et que le champ des EMI qui étaient déjà qualifiées d'EMI à cette époque-là (dès 1896!) était beaucoup plus large. On dirait que ce champ a été restreint dans les années 70 à une narration qui a forgé un imaginaire collectif dont on a du mal à se défaire aujourd'hui. Votre livre va dans le sens de ramener à cette vision plus large.

RE: C'était vraiment le but. Je vis l'ensemble comme une frustration. J'ai découvert ces articles très récemment, en 2015. Tout ce que je lis actuellement me semble très restreint, voire à côté de la plaque, voire mensonger ou commercial sur certains aspects. Cela ne rend pas compte de ce que les gens vivent en réalité. Je vais vous donner deux exemples. Lors d'un salon du livre, la semaine passée, une personne m'a dit que le sujet l'intéressait bien qu'elle n'ait pas vécu d'EMI elle-même. Pourtant, enfant, alors qu'on lui avait administré du gaz hilarant pour une anesthésie, elle était sortie de son corps et avait vécu toute la scène depuis au-dessus, ce qui correspond ni plus ni moins à une EMI, même si ça ne colle pas au prototype en vigueur. Autre exemple: sur un forum de descriptions d'EMI (notreexperience), il y avait une catégorie "Les autres expériences de la conscience". La première sur laquelle je tombe, c'est quelqu'un qui manque de se noyer et qui évite la noyade parce qu'il développe cet état modifié de conscience. Mais cette personne ne l'identifiait pas comme une EMI car il manquait des éléments supposés typiques, tels que le tunnel ou la lumière d'amour. Je me suis dit qu'on n'écoutait pas ces gens-là.

TP: C'est un peu dommage et ça explique un peu pourquoi depuis quelques années la recherche dans le domaine semble un peu stagner. Peut-être que l'on veut trop coller à cette narration alors que finalement, il y a des ouvertures dans tous les sens. En dehors de ces a priori sur ce qu'est une EMI, quels seraient selon vous les plus grandes difficultés que rencontrent les chercheurs ?

RE: Je dirais qu'actuellement la plus grande difficulté est l'outil de détection. Ça va de pair avec la définition de l'EMI. L'outil que l'on utilise est calqué sur le modèle de Raymond Moody. On met beaucoup l'accent sur les aspects mystiques et l'on décrit surtout assez mal qualitativement ce qui se joue. Dans l'échelle de Greyson, les items sont présentés comme "on l'a ou on ne l'a pas" et si on l'a, on a deux niveaux à un point ou à deux points qui reflètent des expériences extrêmement différentes. Parfois, c'est cohérent comme "Pensiez-vous plus rapidement ?" où l'on a une gradation entre "Plus rapidement que d'habitude" ou "Incroyablement plus vite". Mais d'autres fois, on a aussi "Avez-vous vu des scènes du futur ?" ou les réponses sont "De mon futur" (1 point) et "De l'avenir du monde" (2 points). Pourquoi est-ce forcément incompatible ? Pourquoi y a-t-il une hiérarchie entre les deux ? Le problème c'est qu'à 99%, la recherche s'est centrée sur ce questionnaire. Ça devient tellement incontournable que l'on a du mal à regarder ailleurs. Pour contrer ça, je propose de retourner aux témoignages, de reprendre à zéro, de demander aux gens ce qu'ils ont vraiment vécu en fouillant avec la microphénoménologie, et on reconstruit une échelle qui reflète le continuum, la diversité des EMI.

TP: C'est-à-dire de faire table rase, de repartir sans préjugés et laisser les témoignages parler plutôt que d'imposer une grille de lecture pour les trier a priori.

RE: Oui, c'est ça. Le modèle théorique a pris le pas sur les récits des gens, même si au départ, il fallait mettre de l'ordre dans les témoignages. J'ai par exemple des personnes qui m'ont dit avoir fait une EMI en rêve, qui m'ont demandé si c'était possible et si ça correspondait à quelque chose. On est perdus face à ce genre de témoignages. Le deuxième souci est que l'approche psychologique a été battue en brèche, pour de bonnes raisons quand on envisageait les phénomènes comme des pathologies. Mais il aurait fallu intégrer le fait qu'il y a des choses nouvelles, inconnues, et explorer ce domaine. La façon dont ça a été fait me fait penser que l'on a placardisé l'approche psychologique. On a l'impression que les psychologues ne sont pas prêts à appréhender les EMI, sauf de façon neuro-réductionniste. Et c'est là qu'il y a pour moi un défi un peu disciplinaire et épistémologique à relever en s'ouvrant à ça. Je sais que c'est compliqué parce que quand j'ai commencé en 2016 à faire des exposés sur ce que j'avais découvert, une des premières réactions de l'une des personnes dans la salle a été de me dire que je ne connaissais rien aux EMI, que je n'avais aucune compétence pour en parler. J'ai trouvé ça assez génial que ça heurte et que le fait de ramener la psychologie dans ce monde-là vienne un peu gêner les gens.

TP: Peut-être que tout simplement le qualificatif d'EMI est obsolète et qu'il faudrait trouver un autre terme pour des phénomènes de conscience beaucoup plus larges que ce qui est décrit depuis les années 70.

RE: Oui, beaucoup d'auteurs se sont dit ça, notamment Ian Stevenson en 1991. Si l'on doit changer cette dénomination, c'est que l'on aura progressé dans la connaissance. Ce ne sera pas très utile de juste trouver un terme qui fasse mieux ou qui soit plus à la mode. Dans mon livre, j'avance sur l'idée d'une réaction psychosomatique face à l'effroi de la mort imminente. Mais c'est trop long et pas très beau [rires].

La science des EMI

TP: Puisque vous parlez de Ian Stevenson, et maintenant c'est Jim B. Tucker qui a repris le flambeau, que pensez-vous de leurs travaux et en quoi est-ce que cela pourrait être complémentaire des vôtres ?

RE: Ce qu'ils ont mis en place, c'est la rigueur des approches qualitatives et là-dessus, ils ont fait beaucoup de progrès. Ils ont travaillé aussi sur les répercussions psychologiques de ces expériences. La Division des études perceptuelles de l'Université de Virginie a également pas mal travaillé sur les aspects neuro-scientifiques, en intégrant plus largement ces expériences à ce que l'on connaît des neuro-sciences des états modifiés de conscience. C'est le travail de Bruce Greyson, qui a légitimé le domaine par le nombre de ses publications dans les meilleures revues, et sur tous les aspects possibles, les aspects traumatiques, la qualité des souvenirs, la comparaison avec des patients psychiatriques, l'induction de ces expériences. Il a bossé sur tous les aspects et souvent très bien. Ils ont donc porté et maintenu la question au niveau académique pendant 40 ans et on leur est redevables de cela. Mais je crois qu'ils ont promu le modèle de l'échelle de Greyson et qu'ils ont tenté de freiner les autres approches. Je l'ai ressenti quand j'ai soumis l'un de mes articles à la revue Journal of Near Death Studies. Ce qui m'a été reproché, c'est d'amener des éléments de psychanalyse. L'article a été refusé pour cette raison-là. Je l'ai soumis à une autre revue, c'est passé mais après un long moment de review où Bruce Greyson était probablement l'un des reviewers. Et là, je me suis rendu compte qu'il y avait presque de la mauvaise foi dans les commentaires critiques. Il a fallu que je démontre que les articles sur lesquels ils s'appuyaient étaient détournés dans leurs conclusions et n'étaient pas fondés. Je ne suis vraiment pas fâché, Bruce Greyson m'a félicité pour le dernier article que j'ai pu faire qui est arrivé après le livre. Sam Parnia a proposé une sorte de consensus et des recommandations pour l'étude des EMI dans le bulletin de l'académie des sciences de New York. J'étais complètement en désaccord avec ce travail, je n'étais pas le seul d'ailleurs, le COMA Science Group a également envoyé une réponse. Et Bruce Greyson qui était cosignataire de ces guidelines m'a félicité et s'est complètement dégagé des idées de Sam Parnia qui, grosso modo, venait de dire que s'il n'y a pas de mort réelle, il ne peut pas y avoir d'EMI. Et toutes les expériences qui sont actuellement dans le champ des EMI qui surviennent quand quelqu'un croit qu'il va mourir seraient de fausses EMI. Même les EMI négatives deviendraient, d'après ce pseudo-consensus, de fausses EMI.

TP: Le travail de Sam Parnia depuis 20 ans consiste à essayer de corroborer des témoignages vécus à la première personne du subjectif avec des éléments objectifs et vérifiables. Que pensez-vous de ce protocole de façon générale ? Parce que dans les témoignages, on a quand même beaucoup entendu parler de gens qui, lorsqu'ils réintègrent leur corps après l'avoir quitté, rapportent un accident de la route, des proches qui attendent dans la salle d'attente, des événements dans d'autres pièces. Qu'est-ce que l'on peut faire de ces témoignages ? Est-ce que l'on est en mesure d'en faire quelque chose ou bien est-ce que c'est condamné à rester au stade anecdotique, ce qui est par ailleurs un reproche très souvent adressé par les sceptiques vis-à-vis de ces témoignages ?

RE: Actuellement, ce sont malheureusement des témoignages assortis d'enquêtes qui laissent beaucoup à désirer. Néanmoins, certains cas sont étudiés correctement. Des preuves ont notamment pu être rassemblées dans un livre écrit par des Hollandais (The Self Does Not Die - par Titus Rivas, Anny Dirven et Rudolf Smit - 2013 NL - 2016 EN, NDLR). Je suis capable d'accepter et de lire ce niveau de preuve-là, mais je ne peux pas en déduire quelque chose d'aussi convaincant que ce que l'on pourrait obtenir dans le cadre d'une expérimentation scientifique. Le fait qu'il y ait un certain nombre de témoignages est intéressant: ça donne des hypothèses à aller confirmer, mais on est au niveau de l'extra-expérimental. Ça n'avance pas au même registre par exemple que les travaux qui ont pu être faits sur le niveau de qualité des souvenirs des EMI, où les recherches sont bien plus rigoureuses, bien plus appuyées, avec davantage de personnes. Ce n'est pas le même niveau de preuve. Pour autant, je trouve que le fait de vouloir passer à la méthode expérimentale avec des cibles et un protocole est vraiment une bonne idée. Dans le cas de Sam Parnia, je ne sais pas si le choix de la cible a été extrêmement bien fait, mais pourquoi pas. J'imagine que ça a dû représenter un effort immense que de convaincre les hôpitaux, de les coordonner et de collecter les données, et rien que pour ça, on peut saluer l'initiative. Mais c'est la montagne qui a accouché d'une souris dans la première version du projet. Ça ne veut pas dire que c'est condamnable pour autant. C'est assez raisonnable, ils ont été honnêtes sur la façon de faire. Mais comme Jean-Pierre Jourdan, j'ai l'impression que d'attendre que des expériences spontanées de ce type se convertissent en laboratoire, en poussant les gens qui dans cet état vont pouvoir aller voir les cibles choisies par des chercheurs, c'est ambitieux et presque idéaliste. Je ne suis pas sûr que ça fonctionne, parce que même dans le cadre des rares expériences de sorties hors du corps induites chez des gens qui arrivent à les provoquer à volonté, il est très compliqué de les orienter vers la bonne cible. C'est du même registre que les expériences avec les rêveurs lucides dont on est capables de savoir s'ils sont en rêve lucide. Il est difficile de réussir à les orienter afin qu'ils fassent le code et qu'ils ne retombent pas dans le rêve. Ce sont pourtant des sujets que l'on entraîne pendant des années et il y a peu de réussites par rapport au nombre d'essais. Là, on n'a pas encore l'envergure suffisante. Ce qu'a fait Sam Parnia, il faudrait que plein d'autres chercheurs soient impliqués pour le reproduire afin que l'on soit sûrs d'en obtenir quelque chose. L'autre espoir, c'est d'aller vers des EMI soi-disant induites. Si l'on arrivait en laboratoire par l'hypnose, la syncope, les psychédéliques et toutes les choses qui sont tentées actuellement, à s'approcher de cet état, peut-être que l'on pourrait travailler sur ce volet paranormal. Malheureusement, les gens qui travaillent le plus sur l'induction des EMI ne cherchent pas forcément à vérifier le côté parapsychologique. C'est peut-être déjà un premier point de réussir à induire une expérience, mais il faudrait ensuite vérifier l'aspect parapsychologique et l'acquisition paranormale d'informations. Ça viendra peut-être dans un second temps.

Le cas Nicolas Fraisse

TP: On a quelqu'un en France qui est supposé arriver à induire cet état à peu près sur commande, mais ça semble très compliqué de le faire venir dans un vrai laboratoire. Je parle de Nicolas Fraisse, qui est le sujet d'études menées par Sylvie Déthiollaz et Claude-Charles Fourier. Son cas ne relève pas des EMI mais il y a quand même tentative d'acquérir des informations de façon parapsychologique. Il y a notamment une expérience de 2013, décrite dans le livre Voyage aux confins de la conscience réalisée avec un huissier, mais sans prestidigitateur sur place pour vérifier s'il y a triche ou pas.

RE: J'ai un peu une histoire par rapport à cette expérience. Nous connaissions Nicolas Fraisse avant que ce livre ne sorte. L'un de mes collègues chercheur universitaire, reconnu dans le domaine, avait commencé à travailler avec lui, avec des cibles, des protocoles de remote viewing (vision à distance NDLR). Ca marchait très bien. Un jour, il reçoit un coup de fil qui lui apprend qu'il n'a plus le droit de travailler avec lui. Par la suite, nous avons plusieurs fois fait des appels du pied pour pouvoir travailler avec Nicolas Fraisse, mais nous avons l'impression que ce n'est pas du tout souhaité. Même s'il est écrit dans le papier qu'ils encouragent d'autres équipes de recherche à reproduire leur travail, j'ai le sentiment que c'est un peu la poule aux oeufs d'or et qu'ils ne veulent pas partager le sujet. Nicolas devrait être libre de ses choix, mais là, en l'occurrence, c'est presque contractuel finalement. Leur collaboration s'est étendue sur 15 ans maintenant donc il y a une intimité et un relationnel très important. Ce que j'ai remarqué, c'est qu'on a parlé beaucoup de ce livre dans les médias, chez Ardisson, et les sceptiques commençaient à dire que c'était n'importe quoi. Mais personne ne faisait une analyse du protocole. Donc c'est ce que j'ai fait sur un blog [analyse du protocole, 2017, NDLR]. J'ai regardé le protocole et malheureusement, il y a beaucoup de failles. Ils présentent ça comme étant une expérience standard en parapsychologie. Or, c'est quelque chose que l'on ne fait plus depuis un siècle. Et même là-dedans, il y a plein de problèmes. L'huissier a par exemple commencé à ouvrir les résultats à mi-parcours, à trouver ça intéressant, et à demander à participer aux expériences en étant présent, ce qui fausse complètement la recherche. D'ailleurs, dans les personnes présentes, il y a les personnes qui ont choisi les cibles, et on ne leur interdit pas de communiquer, même non verbalement. Je vais donner un exemple - je ne dis pas que c'est ce qui s'est passé - mais si Nicolas Fraisse commence à parler d'un pingouin, et que dans les cibles, il n'y a jamais eu de pingouin ou de banquise, on peut avoir la réaction de lever les yeux au ciel et ça suffit comme indice pour indiquer que ça va dans la mauvaise direction.

L'équipe de recherche d'ISSNOE - De gauche à droite: Claude-Charles Fourier, Sylvie Déthiollaz, Nicolas Fraisse (crédit ISSNOE)

TP: Ce n'est pas du double aveugle.

RE: Ce n'est pas du tout du double aveugle ! Prenons le cas d'une enveloppe opaque. Il y a une seule feuille blanche à l'intérieur et un code, celui de la cible, écrit en noir. Et surtout, en réalité, quel est le degré d'opacité d'une telle enveloppe ? Il est en principe relatif à la luminosité. Selon la façon de la tenir, on peut voir au travers. Il existe aussi des liquides que l'on peut asperger sur une enveloppe pour la rendre moins opaque. La salive en est un, la sueur en est un autre. Il existe également des liquides qui sèchent extrêmement vite et en l'espace d'une minute, on peut voir à travers une enveloppe et ensuite, ça s'enlève. Dans les conditions de cette expérience, il n'y avait pas suffisamment de contrôle pour dire que c'était une expérience blindée. Et l'expérience est géniale parce que Nicolas Fraisse entend des voix, des petits poèmes, des haïkus. Sauf que si d'une façon ou d'une autre, il a la possibilité de voir les cibles, après c'est juste sa créativité qui va permettre ça. Je ne dis jamais que Nicolas Fraisse est un tricheur, ou que Sylvie Déthiollaz est complice, je dis juste que quelqu'un qui voudrait reproduire l'expérience dans les mêmes conditions avec un magicien obtiendrait les mêmes résultats. Ce n'est pas très compliqué. En termes de contrôle, de choix des cibles et de randomisation, ce n'est pas suffisant. Donc, le fait qu'ils aient soutenu avoir obtenu 79% de réussite, que l'expérience est un succès et que consécutivement, ils promeuvent toutes leurs théories, cela m'a beaucoup gêné parce qu'il n'y a aucune publication scientifique. Ils ont seulement publié cette expérience dans le bulletin de la Fondation Marcel et Monique Odier de Psycho-Physique ainsi que d'autres éléments dans le livre. On n'a jamais tous les éléments. Par exemple, ils ne décrivent pas tout le matériel, ils parlent d'une enveloppe opaque mais ils ne disent pas que c'est une simple enveloppe kraft tout à fait classique que l'on trouve dans le commerce. On a seulement une photo pour le deviner. Ils n'ont pas publié, ils ne sont pas rentrés dans le débat avec la communauté scientifique et leurs revendications aujourd'hui sont plus d'ordre commercial ou amateur que parapsychologique ou scientifique. Le fait d'avoir été la personne qui critiquait ce protocole - et j'ai un grand souci d'équité - sans chercher à les blâmer me vaut leur détestation au point qu'ils refusent d'aller à des conférences ou des colloques où je suis présent.

TP: Cette attitude est curieuse et n'a pas sa place dans la recherche.

RE: Il y a pourtant dans l'équipe d'ISSNOE quelqu'un qui est docteur en biologie moléculaire. Il y a aussi quelqu'un qui prétend être psychothérapeuthe mais qui n'a pas le titre de psychothérapeuthe. Malgré cela, ils font des choses qui n'ont pas la valeur scientifique qu'ils revendiquent, ce qui prête énormément flanc à la critique et qui ridiculise presque le domaine vers lequel ils prétendent attirer l'attention. J'ai l'impression de faire un travail plutôt salvateur en leur disant que le niveau de preuve est insuffisant. Si Nicolas Fraisse allait dans d'autres laboratoires dans des conditions de contrôle plus élaborées, on pourrait confirmer ce qu'ils ont trouvé à leur niveau. C'est comme ça que fonctionne la recherche, on fait des erreurs, on améliore le protocole. On fait ce que Victor Hugo appelle l'épistémologie de la rature. Comme sur un manuscrit, on fait des ratures, et à la fin, le manuscrit sera bon. C'est comme ça que je vois la science.

Les sorties hors du corps en laboratoire

TP: Les premiers tests que Nicolas Fraisse avait faits avec votre collègue étaient encourageants. Qu'est-ce que ça signifie pour vous à ce stade ? Est-ce qu'il y avait un protocole pré-expérimental ? Comment est-ce que ça s'est passé ?

RE: C'étaient des expériences pilotes avec des cibles aléatoirisées mises dans des enveloppes que le sujet ne tenait pas dans la main contrairement aux expériences en question. Il n'avait pas besoin de sortir de son corps, il le faisait selon la méthode qu'il choisissait et effectivement, les résultats étaient encourageants. Le choix des cibles était fait par un tiers à partir de lots de cibles prédéterminés et c'était l'ordinateur qui choisissait le type de cibles qui étaient imprimées puis mises dans des enveloppes sans que l'expérimentateur n'y ait lui-même accès.

TP: Ce travail-là n'avait pas fait l'objet de publication ?

RE: Non parce que c'était vraiment au niveau pilote. Nous avons déjà testé d'autres voyants comme ça. Nicolas est une personne intéressante avec qui travailler, avec qui on peut monter des choses.

TP: Est-ce qu'il y a d'autres Nicolas Fraisse en France ?

RE: Il y a quelqu'un aussi à Lyon qui s'appelle Alexis Tournier, qui est voyant professionnel, mais qui à la base était étudiant en mathématiques. Il fait tout aussi bien. Maintenant il est formateur en remote viewing. Il existe plusieurs vidéos en ligne où il montre un peu ce qu'il fait, où en suivant plus ou moins le même protocole, il s'en sort assez bien. J'ai justement publié un article récemment sur la méta-mémoire (Evrard, R. (2022). Application of the metamemory theory on a case of remote viewing. Aperture, n°35, 52-6 NDLR). C'est une théorie de Bertrand Méheust relative à la façon dont les voyants voient, où voir, c'est comme se souvenir. C'est comme si l'on recherche un souvenir perdu, puis on a les éléments qui viennent avec les associations. J'ai publié un article où j'ai comparé la recherche d'un souvenir à une tentative de remote viewing d'Alexis Tournier sur une vidéo qu'il a présentée où l'on voit que le cheminement est extrêmement similaire. Il n'arrive d'ailleurs pas à trouver la cible. Il a tous les éléments mais il n'y a pas la synthèse. Il y a comme une amnésie finale résiduelle. Ce n'est pas toujours le cas mais dans ce cas précis, c'était assez amusant.

Expérience de remote viewing réalisée par Alexis Tournier

TP: Dans les travaux de corroboration de l'expérience subjective avec des éléments objectifs, que pensez-vous du travail que fait Sonia Barkallah qui est plus dans une approche journalistique où elle va rechercher des cas dans des hôpitaux avec du personnel soignant ? Cela relève toujours du témoignage mais est-ce qu'il n'y a pas une piste à explorer ? Bien que l'on ne soit pas dans le champ scientifique, est-ce que les journalistes ont quelque chose à apporter ?

RE: Là nous sommes dans le champ des EMI spontanées, mais je travaille comme psychologue clinicien. Par ailleurs, je m'intéresse globalement à la parapsychologie, à l'approche scientifique de ces questions. Et le paradigme en parapsychologie actuellement est plutôt universaliste, qu'on oppose à élitiste. Quand c'est élitiste, on va chercher des gens doués, comme Nicolas Fraisse pour qu'ils se prêtent à l'étude. Mais on obtient aussi de très bons résultats en cumulant des gens un peu moyens mais qui arrivent très bien à déclencher des anomalies dans des protocoles qui eux sont très bien maîtrisés. Et pour le coup, pour tout ce qui va être recherche parapsychologique sur la vision à distance, précognition, etc., on a des milliers d'études, des travaux publiés dans les meilleures revues de psychologie, de physique. C'est très étonnant que cette information ne circule pas aussi bien que les informations sur tel ou tel sujet, sur tel ou tel médium. Je sais d'expérience que si Nicolas Fraisse vient faire une conférence, les gens viennent le voir comme si c'était un peu le messie. C'est vraiment très impressionnant ce culte et cette fascination. Et c'est aussi quelque chose d'assez dangereux qui peut être utilisé à plus ou moins bon escient. Là pour le coup, je ne suis pas contre la recherche élitiste, je pense que c'est intéressant de voir un peu le profil des personnes qui vont développer ces compétences, comment elles le vivent elles-mêmes. Est-ce qu'elles peuvent expliquer leur modus operandi parce que ça peut vraiment nous informer. Je ne connais pas les dernières recherches de Sonia Barkallah où elle va trouver du personnel soignant pour corroborer les visions. Je pense que c'est vraiment à faire. Je ne sais pas si, en tant que journaliste, elle développe une méthode d'investigation comme ont pu le faire les parapsychologues. Il faut comprendre qu'au départ, dans les années 1880, ils ont lancé des sondages dans la population générale. Et une fois qu'ils avaient des personnes qui proclamaient avoir vécu telle ou telle expérience, ils lançaient des enquêtes avec des outils de la criminologie pour vérifier les témoignages indépendamment pour corroborer les dates, les heures. Ca leur a même permis d'obtenir des statistiques qui leur montraient qu'il y avait une sorte de fenêtre d'incidence, 12 heures avant ou 12 heures après le témoignage où l'on avait un événement réel qui coïncidait. Donc cette approche d'enquête, d'investigation, est très poussée en parapsychologie avec des méthodologies qui n'ont rien à envier aux autres approches, pour étudier les poltergeists, ou d'autres cas. Mais dans le champ des recherches sur les EMI, il y a comme une sorte de divergence. Ce sont des gens qui, en se centrant sur les EMI, se coupent de ce que la parapsychologie a déjà produit comme méthodologies, comme épistémologie, comme réflexions expérimentales ou autres. Personnellement, j'aime bien Sonia Barkallah, j'ai échangé de temps en temps avec elle. Je pense qu'un journaliste peut faire du très bon travail. Là je n'ai pas regardé ce qu'elle a fait mais je sais que dans le champ des EMI en France, lorsque l'on bosse sur les EMI, on ne s'intéresse pas du tout au reste de la parapsychologie. Ce ne sont pas des milieux qui se mélangent, malheureusement.

Les apports de la microphénoménologie

TP: Pour revenir à votre travail qui repose sur la microphénoménologie, est-ce que vous pourriez nous décrire en quoi cela consiste ?

RE: Ce n'est vraiment rien de sorcier. C'est juste que quand on va écouter une personne, on va l'aider à déployer son récit. Parce que les mots sont traîtres et sur les EMI, les gens le disent eux-mêmes, il y a un côté ineffable. Quand ils parlent d'une lumière, c'est un mot qui est pauvre, qui ne rend pas compte des choses. Et donc on va les aider un petit peu à sortir des mots tout faits et d'un récit qu'ils ont peut-être fait trop de fois, qui suit un schéma narratif. On va les amener à dégager le savoir implicite qu'ils peuvent avoir par rapport à leur expérience, simplement avec des questions qui commencent par "Comment... ?" "Vous me dites que vous avez vu une lumière mais comment avez-vous vu cette lumière ? À quoi est-ce que vous la compareriez ? Quel type de teinte ? Quelle place prenait-elle ? D'où venait-elle ? Comment se passe votre perception ?" Et puis ensuite, on va retracer la séquence complète de l'EMI, on peut zoomer à des endroits. Et quand on zoome, on va regarder toutes les sensorialités. "Comment avez-vous entendu les choses à ce moment-là ? Comment avez-vous compris ces sons ? Comment est-ce que vous ressentiez votre corps ?" Donc au lieu de savoir juste pourquoi ou d'avoir des questions qui sont presque dans des analyses, des interprétations "La lumière, ah vous avez vu Dieu!" on essaye de déplier le récit. Et ça peut prendre des heures et des heures. À la base, l'approche microphénoménologique est faite pour des expériences qui ne durent pas plus de cinq minutes. Pour une telle expérience, il faut au moins deux heures, on ne se rend pas compte ! On peut faire ça sur "Qu'est-ce que vous avez mangé ce matin au petit déjeuner ?" Pour s'entraîner en formation, c'est sur ça qu'on travaille. Et l'on se rend compte que l'on a enregistré tellement d'informations dont on n'a même plus conscience mais qu'on est capable de restituer quand on pose les bonnes questions, qu'en fait ça déploie des champs de recherche énormes et ça a pu être utilisé par exemple pour la méditation, pour expliquer comment on vit une expérience de méditation. Ca a aussi été utilisé pour savoir comment on sent les signes précurseurs d'une crise d'épilepsie. Ca peut avoir une utilité très concrète.

TP: Ça consiste donc à remplacer des questions fermées par des questions ouvertes et à revenir sur la sensorialité du vécu ?

RE: Tout à fait, c'est une exploration du vécu conjointement avec la personne. C'est un contrat que l'on passe ensemble, où nous sommes deux à être désireux d'explorer cette expérience. Ce qui est gratifiant pour les sujets, c'est de se rendre compte que, même s'ils ont raconté l'expérience quinze fois, il y a des éléments qu'ils ont vécus mais qu'ils n'ont jamais conscientisés. Il y a de l'implicite. Et ils vont découvrir des choses dont ils n'avaient pas connaissance. C'est un bien pour eux aussi.

TP: Est-ce que lorsque vous aurez récupéré suffisamment de témoignages passés au crible de la microphénoménologie, il n'y aurait pas un champ de recherche pour l'intelligence artificielle pour rechercher des clusters de corrélations ?

RE: Tout à fait. En psychologie, on dispose d'un bon nombre de méthodes factorielles. On peut utiliser des méthodes d'analyse de contenus qui font seulement appel aux mots pour connaître ceux qui sont les plus cités. Récemment, il y a eu un travail qui a été fait par le Coma Science Group, qui essayait de déterminer dans quel ordre arrivent les éléments d'un récit d'EMI. Par exemple, est-ce que la sortie hors du corps arrive très souvent, plutôt au début, au milieu ou à la fin ? Leur problème est que les témoignages de leur base sont libres. Ces témoignages libres peuvent faire quatre lignes comme ils peuvent faire quatre pages. Ils n'ont pas la structure qui permet la comparaison. En réalité, il faudrait les restructurer avec la temporalité qui est déjà la première structure de l'expérience pour que la personne identifie ce qui est le début, ce qui est la fin, et qu'il n'y ait pas de ratés dans les étapes. Et là, si on a dégagé ces verbatim nombreux, on peut se prêter à ce type d'analyse avec un peu plus de rigueur.

Projets de recherche en cours

TP: En ce qui concerne l'Université de Nancy, vous en parlez à la fin de votre dernier livre, quels sont les projets de recherche qui sont en cours ? Il est question entre autres d'une thèse avec Miriam Gablier. Quel est l'état de l'art dans votre domaine ?

RE: Nous avons la chance avec mon collègue Thomas Rabeyron, avec qui je travaille depuis 2004, de nous être retrouvés réunis au même endroit, dans le même laboratoire. À partir de là, il est possible d'avancer un peu plus ouvertement sur les sujets qui nous intéressent, de déposer des demandes pour des financements de thèses, et nous y arrivons assez bien. Nous publions beaucoup sur nos travaux depuis le départ ce qui nous donne une certaine caution. Parce que c'est comme ça que l'on se soumet à la critique des pairs. Nous avons autour de huit doctorants qui travaillent sur les expériences exceptionnelles. Il y en a d'autres qui travaillent sur d'autres sujets qui ne sont pas liés à ces vécus, comme des expériences spontanées plus ou moins bien étudiées. Nous avons par exemple une doctorante qui s'appelle Maryne Mutis et qui travaille sur la lucidité terminale, sur ces personnes qui, peu avant de mourir, vont récupérer des capacités que l'on pensait perdues. Il y a des témoignages spontanés mais il fallait monter des études un peu plus larges pour mieux comprendre ce qui se joue. Il y aussi des doctorants qui travaillent sur les vécus en lien avec les ovnis et les enlèvements supposés par des extraterrestres, d'autres qui travaillent sur l'induction d'états modifiés de conscience à partir de lampes stroboscopiques, qui produisent des effets quasiment psychédéliques. Et là, on arrive dans un autre volet - c'est un peu le projet que j'aimerais bien déployer dans les prochaines années - c'est-à-dire induire des expériences exceptionnelles dans des conditions contrôlées. Il existe de nombreux dispositifs. Souvent les chercheurs travaillent sur un seul dispositif puis après arrêtent. Mais ce que nous aimerions faire, c'est essayer plusieurs dispositifs et les comparer pour savoir quels sont les meilleurs, et quelle est la part du placebo dans ce type d'induction.

TP: Au regard de toutes les connaissances sur les EMI que vous avez acquises depuis 2015, est-ce que votre perception de ce phénomène a évolué ? Est-ce qu'entre le dualisme, le monisme, et les différentes autres approches liées à ces phénomènes, vous avez une préférence ? Quelle est votre conviction personnelle ?

RE: Je me rapproche de plus en plus de ce qu'on appelle le monisme à double aspect. Ce n'est pas très connu malheureusement en France, et même dans les milieux philosophiques. On reste dans des guéguerres entre le méchant paradigme matérialiste et le gentil paradigme post-matérialiste. Ces débats sont en général assez surfaits. Par contre, il y a vraiment des chercheurs sérieux sur le sujet. Certains en Allemagne sont basés sur la conjecture Jung-Pauli, la rencontre de la psychologie des profondeurs et de la physique quantique, mais à des très hauts niveaux de discussion où, n'ayant ni formation de philosophe, ni de physicien, je peux être largué sur certains aspects. Mais si je devais opter pour une vision du monde, ce serait celle-ci. Et dans ce cadre-là, les expériences exceptionnelles ont une part très importante à jouer. Ces chercheurs-là sont aussi ceux qui modélisent la phénoménologie des expériences exceptionnelles, et qui donnent une place très particulière aux expériences de mort imminente parmi d'autres expériences dissociatives. Actuellement, je travaille à renforcer ce rapprochement, c'est-à-dire que les expériences de mort imminente ont une réputation liée à la mort et à l'au-delà, et si ce n'est pas la preuve de la survie, ça ne sert à rien en gros. J'essaie de ramener au niveau de la compréhension de la façon dont notre esprit et notre corps fonctionnent au quotidien, comment ils se coordonnent et ça donne de nouvelles pistes de compréhension. Prenons un exemple concret. J'ai très tôt été intéressé par les expériences de mort imminente où les gens avaient des souvenirs du futur, c'est-à-dire de leur projet de vie, de ce qu'ils allaient faire demain, dans des années, les enfants qu'ils auraient. Ça m'a beaucoup interpelé sur le fait que finalement, notre identité, notre personnalité, n'est pas seulement basée sur nos souvenirs du passé, mais qu'elles est constituée pour moitié par notre projet de vie, par notre intention par rapport à notre projet de vie, que cela se réalise ou que ce soit seulement potentiel. J'ai une lecture de l'identité qui est beaucoup moins déterminée par nos expériences passées. C'est la théorie de Locke qui dit que l'on est notre mémoire. Mais en réalité, on est aussi ce projet. On va retrouver cela plutôt chez Jung, qui est plus porté sur l'avenir. Il y a donc des choses que les EMI vont nous apprendre sur le psychisme en général, et je pense que ça intéresserait tous les psychologues.

TP: De votre point de vue donc, les EMI ont moins à apporter sur notre connaissance de la mort que sur celle de la vie ?

RE: Il y a des choses plus accessibles à comprendre sur la vie, la vie psychique, la vie psychosomatique, avec un niveau de preuve et un niveau d'accessibilité plus important que les preuves que l'on aurait sur la survie. Je ne dis pas que le débat est clos et que les EMI ne vont pas y contribuer. Pour certains auteurs, c'est vraiment important. Mais je trouve que là, on parlait de Sam Parnia, au niveau des recherches, il y a encore beaucoup d'efforts à fournir, alors que malheureusement, il y a des données qui passent inaperçues et qui sont déjà interprétables autrement.

TP: Une dernière question d'anticipation. En supposant que la preuve soit faite sans l'ombre d'un doute que l'acquisition d'information en dehors des cinq sens existe objectivement, que pensez-vous que cette connaissance aurait comme impact sur le monde, sur le quotidien des gens ?

RE: Ce sont des questions que je me pose depuis très longtemps. Je les ai travaillées pour comprendre le rapport de notre société au paranormal historiquement. J'ai un livre qui va paraître en 2023 chez HumenSciences, qui va s'appeler La science des phénomènes inexpliqués, qui est une présentation vulgarisée de la parapsychologie, qui commence par un état des lieux des recherches. Vous me demandez de quoi le monde aurait l'air si la preuve était faite, mais le niveau de preuve de la parapsychologie est déjà très élevé. Tandis que le niveau de riposte est vraiment très faible. Vous me parlez d'une situation qui est déjà là depuis des années. C'est assez drôle parce qu'il y a une indifférence générale face au niveau de preuve incroyable. Les informations ne circulent pas. Les sceptiques qui habituellement disent que les travaux ne sont pas bien conduits ont plutôt décidé de prendre pour parti le fait que les données ne sont pas pertinentes, c'est-à-dire qu'il ne sert à rien de discuter des travaux puisque théoriquement, ça ne peut pas exister. Ce type de positions sont tenues dans des revues de très haut niveau comme American Psychologist, par des chercheurs qui sont professeurs de psychologie. Nous sommes dans une aberration presque scandaleuse sur le plan scientifique. C'est une position que l'on dit rationaliste mais qui va à l'encontre de l'approche empirique traditionnelle. Quant à ce que ça pourrait changer pour les gens... Récemment, j'ai dû écrire un article sur la télépathie en 2060 qui a été publié sur le site de Uzbek et Rica. Je me suis amusé à faire de la futurologie pour essayer d'imaginer comment on implémenterait ça au niveau social. Ce dont les gens ne se rendent pas compte, ce que les parapsychologues découvrent, ce sont les limites du phénomène. Quand on pense télépathie ou psychokinèse, les gens voient des fragments d'omniscience ou d'omnipotence. Ils ramènent ça au divin, au démoniaque, au surnaturel et aux extra-terrestres, et en réalité, ce sont des phénomènes qui obéissent à des lois. Et ces lois permettent une régulation, permettent d'éviter un certain nombre d'abus. C'est plutôt la part de cette régulation qui est importante à communiquer. Il y a un autre aspect qui m'intéresse et sur lequel j'ai travaillé récemment, c'est celui des utopies des solidarités cosmiques (From the ecology of anomalous experiences to political ecology: Bertrand Méheust’s work in progress, NDLR). Si ces phénomènes sont prouvés, ils montrent une interconnexion à la fois entre les individus vivants, et entre la matière et tous les individus vivants. Ce type d'interconnexion peut être effectivement la base - ça l'a été dans la thèse de Jean Jaurès - de façons de penser qui ont quand même un potentiel pro-écologique intéressant. Et donc voilà comment la parapsychologie pourrait contribuer à façonner une image du monde bien plus viable.

TP: On peut penser à l'impact sur la mainmise des religions, sur des sociétés qui deviendraient plus laïques sans toutefois être déconnectées d'une spiritualité peut-être assainie, où nous aurions peut-être moins peur de la mort et où nous vivrions avec d'autres objectifs et moins d'urgence.

RE: Sur la question des religions, il y a le livre de Bertrand Méheust, Jésus thaumaturge, qui est vraiment très intéressant. Il repart de Jésus comme un sujet psi qu'il va comparer à tous les autres sujets psi qui ont été étudiés depuis et il montre finalement comment la religion catholique s'est créée à partir d'un magicien tout en niant la part de la magie dans le monde.

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