12 Avril 2022
J'ai eu l'opportunité de rencontrer Adeline Fleury au festival Le Livre à Metz ce dimanche, et de lui faire dédicacer la réédition 2021 de son Petit éloge de la jouissance féminine. Après l'avoir lu, ou devrais-je plutôt dire, dévoré, me voici à devoir parler d’un sujet que je n’ai jamais vécu de façon phénoménologique, mais qui m’intéresse depuis bien longtemps. En tant qu'homme, l’exercice est un peu casse-gueule, et même si loin de moi l'idée de tomber dans le mansplaining, une maladresse est bien vite arrivée. Il y a d'un côté le risque de tomber dans les généralisations abusives mais aussi de l'autre, celui de garder une distance trop grande qui donnerait un accent clinique et froid à cette chronique. Tant pis, ce sera comme ce sera, je me lance dans le slalom en me disant que peut-être, le point de vue sincère d’un homme sur la question peut apporter quelque chose. Après tout, même si l’amour cis n’est que l’une des déclinaisons de la jouissance féminine, et pas nécessairement la plus représentative, elle en est une possibilité largement majoritaire. Le cliché de l’homme prenant son plaisir sans se soucier d’en donner à sa partenaire a la vie dure, manifestement pour de bonnes raisons, à telle enseigne que ce n’est sans doute pas un cliché mais bien une expérience vécue au quotidien par de trop nombreuses femmes encore.
La jouissance féminine est un sujet encore tabou pour des raisons qui essentiellement m’échappent et il me semble vital de ne pas avoir peur de faire bouger les lignes, d’essayer. Ce petit éloge va précisément dans ce sens, lui qui est écrit à la première personne par une femme qui a connu son premier orgasme à 35 ans.
35 ans! Ma première impression est qu'il s'agit d'un constat terriblement triste. A titre personnel, depuis que le plaisir sexuel a fait son apparition dans ma vie à l'aube de mes treize ans, je n'ai réellement jamais senti le poids de l'interdit, de la moindre stigmatisation, ni la moindre pression. Je suis resté essentiellement libre dans ma sexualité et ai eu la chance de pouvoir très tôt accorder une importance énorme à la jouissance, à la sensualité, de pouvoir toujours veiller à apprendre quelque chose de chacune de mes expériences en solo, à deux ou parfois plus. Dès le départ, en tant qu'homme, je me suis senti absolument libre d'explorer cette sexualité pour faire en sorte d'améliorer l'expérience, de la rendre plus intense, de la faire durer, et surtout, surtout, de faire que ce voyage soit aussi agréable que possible pour mes partenaires. En revanche, pour Adeline Fleury, il aura fallu attendre 35 années pour faire ce constat que: "La jouissance féminine, c'est apprendre à être soi, toutes les dimensions de soi, de la plus charnelle, animale, à la plus cérébrale et spirituelle. On y accède en acceptant d'être son propre sujet d'étude, en se faisant passer avant le reste."
Le contraste saisissant entre mon expérience personnelle de l'orgasme et la sienne me semble mettre la lumière sur une injustice qui règne dans nos sociétés patriarcales qui valorisent l’orgasme masculin tout en minimisant l’intérêt de sa contrepartie féminine. Comme l'auteure, je considère que l’orgasme est un enjeu féministe de taille, un principe potentiellement émancipateur. Cet orgasme qui est la norme sociétale chez les hommes est en 2022 toujours bien loin d’être un acquis chez les femmes, et même paradoxalement dans le monde post-68 du "Jouir sans entraves", écrit par un homme, et interprété par les hommes comme un blanc-seing à la culture du viol, laquelle n'est finalement que la répétition d'un schéma relationnel archaïque de privilèges masculins.
Jusqu’à 35 ans, l’auteure a connu le plaisir sexuel certes, avec plusieurs partenaires, mais jamais cette explosion des sens dont Anaïs Nin / Venus Erotica s'est faite la porte-parole dans le Paris des années 30. C'est une rencontre inattendue avec un "homme électrochoc", de cinq ans plus âgé qu’elle, qui a su la faire naître à elle-même, par son attention, son désir sincère d’échange en profondeur, son écoute, sa patience et sa retenue, son respect, et surtout, cette volonté de partager la jouissance, des qualités que l’auteure n’avait encore jamais expérimentées chez un homme, et notamment chez le père de ses enfants. Avec cet "amant à la virilité pourtant surpuissante capable d'assumer sa part de féminité", elle a connu l’électricité du désir, la liberté d’éprouver et d’exprimer des envies, la construction d’une bulle d’espace-temps toute entière dédiée au sexe. Adeline Fleury s’est ainsi découverte hypersexuelle et multi-orgasmique, à l'orle de la nymphomanie. Mais surtout, elle a éprouvé les effets secondaires de ce monde de la jouissance : l’apparition d’une confiance nouvelle en elle-même, d’une force insoupçonnée, qui s’exprime bien au-delà de la sphère amoureuse, jusque dans sa façon d'écrire. L’orgasme l’a faite devenir femme puissante!
Bien sûr, il y a eu une forme d’excès, un appétit insatiable, la pression des années déjà écoulées, de ce temps à rattraper. Bien sûr, il y a eu une forme de dépendance à cet homme qui a fini par prendre une distance prudente devant la charge de cette boulimie compensatrice. Bien sûr, il y a eu d’autres hommes, en particulier lorsque cette relation s’est ouverte à la non-exclusivité. Et bien sûr il y a eu des déceptions avant d’y avoir aussi de bonnes surprises. Son homme électrochoc aura été le déclencheur de la plus belle de ses émancipations, de sa renaissance, de son passage à un âge vraiment adulte, celui où la liberté ne fait plus peur et où chaque jour est une nouvelle occasion de semer des graines dans le champ des possibles.
En tant qu'homme, je rêve d’un monde où les relations entre les polarités masculine et féminine se seraient départies d’un quelconque sentiment de supériorité, où la défiance cèderait le pas à la confiance, où le sexe ne serait plus tabou mais un moyen d’accéder à la connaissance de soi, à la connexion avec le divin en soi à travers cette connexion respectueuse mais ô combien intense avec l’autre - pour toucher au divin. Je rêve de la fin du patriarcat et de la défiance. Je rêve de l’orgasme pour toutes et tous. Et je suis intimement convaincu que le masculin aurait lui aussi beaucoup à y gagner. Ce n’est malheureusement pas encore chose faite, la culture du porno et l’introjection de ses codes y compris par les femmes en est la preuve la plus éclatante, la plus décevante.
En attendant ce grand soir, l’orgasme multiple et intense reste un super-pouvoir dormant auquel ont probablement accès toutes les femmes, de manière pratiquement exclusive. Je ne peux m'empêcher d'y voir une certaine justice.
Petit éloge de la jouissance féminine
Parce que désir et littérature sont chez elle intimement liés, elle s'est lancée en écriture avec le Petit éloge de la jouissance féminine, avant de poursuivre sa réflexion sur le corps fé...
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