5 Octobre 2021
Il y a des écrivains à propos de qui on dit qu'ils ont une belle plume. En ce qui concerne Santiago Amigorena, plume est mot qui convient parfaitement tant la légèreté, la finesse et la délicatesse caractérisent ses écrits. Cet homme, qui est aussi grand qu'il se fait discret, aussi mince que son écriture est dense (danse est peut-être plus juste), est l'un des représentants de ce qu'avec une vague désuétude on pourrait qualifier de lettrés. C'est un érudit qui se cache derrière sa poésie depuis l'âge de six ans. Son ambition n'est pas sans noblesse: écrire pour pouvoir continuer de se taire. C'est dès la prime enfance qu'en effet Santiago Amigorena a fermé ses lèvres pour ouvrir des livres, des quantités de livres, avant de les écrire à la pointe d'un stylo plume personnalisé qui lui permet de faire tenir les 330 pages de son ouvrage le plus récent sur neuf pages de format A4.
Car, voyez-vous, l'enfance de Santiago Amigorena a été résolument silencieuse, à telle enseigne que ses parents l'ont envoyé consulter un psychologue plusieurs années durant, des centaines de séances et autant d'heures de silence. Un silence continu qui lui a valu de gagner le surnom de "El Mudo" (le muet) auprès de la bande de copains de son quartier décrite dans Le Premier Exil en Uruguay, "ce pays où l'art d'attribuer des surnoms a atteint son apogée", pays qui l' accueilli quand il avait six ans et qu'il a quitté six ans plus tard pour Paris.
La bande de copains a des airs du Petit Nicolas et de La guerre des boutons. C'est l'apogée de l'enfance qui persiste contre vents et marées à jouer, aux billes, à "deux qui se cachent, les autres qui cherchent", qui grimpe aux arbres, malgré la dictature qui approche, malgré la maison de la torture de la CIA qu'il ne faut pas approcher, malgré la nuit qui tombe à vingt heures et plonge l'imagination dans la peur panique. L'enfance de la rue qui choisit la sauvagerie, et non pas la barbarie.
Depuis son monde du silence, Santiago Amigorena a observé et s'est imprégné. On dit que les gens privés d'un sens surdéveloppent les autres sens pour pallier ce manque. Le mutisme est ainsi un observatoire privilégié de tranches de vie, et le mutique un voleur d'instants. Cinquante ans plus tard, cette tête, où les cheveux poussent vers le haut, qui culmine au sommet d'un grand corps que l'on devine encombrant, est le théâtre d'une pêche un peu particulière, la pêche aux souvenirs. C'est un creuset, une forge. Et la main qui en est le prolongement, armée d'une plume extra-fine qui en est le prolongement du prolongement, transforme le plomb de la vie de jeune exilé en or littéraire. Santiago Amigorena s'amuse en virtuose avec les mots d'une langue qui n'est pas sa langue natale, repousse les limites, joue des contrastes, est en terrain conquis dans les no-man's-lands qui habitent entre les contraires et qu'il contribue à se rejoindre en tordant les mots comme une bande de Moebius qui n'a qu'une seule face malgré les apparences trompeuses. Et il explore à l'envi les dialogues perpétuels entre l'intérieur et l'extérieur, l'interfaçonnage du sujet et de son environnement. De la haute voltige!
Le Premier Exil est une autobiographie, un livre d'histoire, un recueil de poésies (dont des poèmes de son enfance uruguayenne) et un essai philosophique. Tous les genres littéraires s'y emmêlent, s'entremêlent, se patchworkent les uns avec les autres. Les lettres s'assemblent en cellules de mots qui s'agrègent pour ne former qu'un seul corps vivant et mort à la fois: un livre, dense comme le temps qui précède la mort de son arrière-grand-père décrite en scène cinématographique d'ouverture, épais comme le noir de la nuit qui tombe sur le Montevideo d'avant les réverbères. C'est une collection de souvenirs qui ne se succèdent pas particulièrement en suivant l'ordre chronologique, et autour desquels s'agrègent des digressions poétiques et philosophiques, des parenthèses, parfois longues, mais toujours sans longueurs, parfois improbables, mais toujours onctueuses.
Le Premier Exil est le premier livre que je lis de cet auteur taiseux prolifique (qui est également le scénariste d'une trentaine de films), et ce ne sera certainement pas le dernier, d'autant plus que celui-ci n'est qu'une brique qui s'inscrit dans une oeuvre digne de La recherche du temps perdu. Je laisse chacun libre de se questionner sur la démarche d'utiliser un talent aussi impressionnant pour le mettre au service d'une autobiographie. À mon sens, le niveau d'écriture est tellement élevé que le sujet de l'oeuvre n'a plus aucune importance.
Je terminerai cette chronique en laissant la parole muette à Santiago Amigorena, avec l'espoir que ces mots vous mettront l'eau à la bouche et vous donneront envie de vous plonger dans son oeuvre à votre tour.
Les mots, ce sont toutes les choses dont vous avez demandé le nom jadis quand rien ne les désignait à votre regard si rien ne venait les nommer. Du temps où vous étiez vous-même alors sans prénom et sans nom. C'est-à-dire quand vous n'étiez pas le fantôme que votre désespoir vous fait croire que vous êtes devenu.
" Je savais que ces hommes faisaient partie de ces groupes paramilitaires que tout le monde en Uruguay craignait tant - comme je savais que cette femme menottée qui me tournait le dos était ma mère
http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-5359-1