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TélescoPages

Un espace dédié à la musique, à la littérature, à la science, à la conscience, et au-delà

Maryam Madjidi - Marx et la poupée

Comment vivre en exil dans un pays que l’on a fui pour échapper à la mort, la torture ou la prison, dont on ne parle pas la langue et dont les habitants ne parlent pas la vôtre ? Ce thème fondateur pour l’œuvre de Santiago Amigorena est aussi au coeur de Marx et la poupée, un récit autobiographique de l’auteure Maryam Madjidi, paru en 2017. Je sortais à peine du livre "Le Premier Exil" quand je me suis retrouvé plongé dans celui-ci - le hasard fait drôlement les choses! - qui raconte un parcours de vie assez similaire. L’histoire bégaye, décidément, elle change seulement de costume et de langue. Il suffit de remplacer le régime autoritaire de l’Argentine de 1968 et celui de l'Uruguay de 1973 par celui des ayatollahs de la révolution iranienne et l’on retrouve les mêmes ingrédients: un régime corrompu à la solde de l’Occident qui est renversé par une révolution populaire animée par des idéaux communistes version idéaliste borderline hippie, mais qui sera reprise par d'autres humains animés par un dogme qui n’hésitent pas à s’imposer par la force, par la manœuvre politique, en étouffant les populations d’une main de fer et en faisant régner un climat de suspicion et parfois de terreur. Au bout de cette révolution, les maîtres et les lois changent, mais rien ne change en réalité pour les populations qui se retrouvent en liberté surveillée, toujours du mauvais côté du fusil, dans un contexte orwellien. Certains se résignent et trouvent des miettes de bonheur dans les petits espaces libres de la clandestinité, d'autres passent des années en prison parce qu'ils ont trouvé la miette de bonheur de trop, d'autres disparaissent pour toujours sans laisser de traces. Et il y a ceux qui s'exilent en quête de nouveaux départs.

Marx et la poupée, raconté à la première personne par l’auteure, nous propose de mettre nos pas d’occidentaux prospères et libres dans ceux de la petite fille née une première fois pendant la révolution, qui assiste sans trop comprendre à la mise en place de la dictature théocratique, avant que son père, sympathisant communiste, ne se décide à quitter l'Iran pour la France, Paris plus précisément. Sa mère et elle le rejoindront courant 1986, non sans avoir l’une et l’autre enfoui symboliquement leurs rêves, leurs jouets et leurs livres contestataires dans la terre du jardin derrière l'immeuble. Ceux-là ont choisi l'exil quand l'air est devenu par trop irrespirable, partis un bras devant un bras derrière, avec pour seul bagage la langue perse.

Paris donc. La nouvelle vie, deuxième chance, deuxième naissance, a pour décor une chambre de bonne mansardée au sixième étage sans ascenseur d’un immeuble vétuste, et une école française où l’on ne parle que français. À l'âge de six ans, Maryam Madjidi est ainsi projetée du jour au lendemain dans cette culture si différente de la sienne, sans pouvoir communiquer avec qui que ce soit.

Maryam Madjidi - Marx et la poupée

Tout comme Santiago Amigorena, elle fera d’abord face dans le mutisme, y compris lorsque sa langue d'adoption deviendra compréhensible pour elle. Mais après plusieurs mois de français en gestation, elle rompra la poche du silence, et accouchera d’elle-même par voix haute, capable de s'exprimer correctement en français à la surprise générale. Dès lors, elle n'aura de cesse de tout mettre en oeuvre pour oublier le perse, qui deviendra sa langue fantôme, représentée dans le livre par une femme spectre sans âge et boiteuse qui viendra la hanter de loin en loin. Ses parents voulaient qu'elle se fonde dans cette nouvelle culture en s'y intégrant coûte que coûte et qu'elle ait la possibilité de devenir une femme libre. C'est décidé, libre, elle le sera.

Téhéran, 2003. La petite fille est devenue adulte, la langue refoulée a recommencé à montrer des signes de résurgence, et elle a osé le voyage de retour. Dans cet Iran oublié, tout n'est pas à jeter, les religieux n'ont pas réussi à effacer toutes les traces de la culture plurimillénaire qui les a précédés. Comme le lui dira un chauffeur de taxi de la capitale iranienne, lors de son premier retour: "Ma petite dame, la seule chose que nous avons su préserver, c'est notre poésie et c'est la seule chose à sauver de l'Iran". En conséquence de quoi, Maryam Madjidi entamera un mémoire sur Omar Khayyam, poète épicurien d'avant le dogme, et Sadegh Hedayat, l'illustre romancier surréaliste de "La chouette aveugle" qui ne cachait pas son mépris envers les mollahs. La femme libre choisira donc deux écrivains libres pour entamer sa métamorphose vers la femme livre.

Maryam Hadjidi a détesté devoir choisir entre deux nationalités, elle qui est trop française pour retourner en Iran, et trop perse pour être considérée comme une française à part entière encore aujourd'hui. C'est une citoyenne du monde qui a consacré plusieurs années de sa vie à enseigner le français langue étrangère en Chine et en Turquie, avant de revenir enseigner en France aux réfugiés mineurs non-accompagnés et aux détenus. Marx et la poupée a valu à son auteure le prix Goncourt du premier roman et le prix Étonnants Voyageurs. C'est un recueil de souvenirs fragmentés et d'anecdotes reçues de sa famille, couchés pêle-mêle sur le papier, sous forme d'essai littéraire libre, où l'on ressent la souffrance, la force, la résilience et l'humour de l'auteure, un recueil que j'ai pris beaucoup de plaisir à lire.

Maryam Madjidi - Marx et la poupée
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